Le mois dernier, Netflix a sorti un autre de ses films interactifs : Escape the Undertaker. Comme on vous a déjà parlé de Bandersnatch, de You vs Wild, et de Kimmy vs The Reverend, il était assez logique qu’on vous en parle – mais d’autant plus que c’est un film interactif de catch, et que je pourrais vous parler de catch pendant des heures. (Je vais essayer de ne pas parler de catch pendant des heures.)

Mais il n’y a pas que Netflix qui fait du film interactif, hein ! Nous avons parlé dans ces colonnes de « TANTALE » de France Télévisions, ainsi que d’autres films interactifs.

Parlons catch !

Ce film est produit par la WWE en partenariat avec Netflix. La WWE (anciennement WWF), c’est le catch américain qui passait sur Canal+ au début des années 90, puis re-sur Canal+ au début des années 2000 (avec Jacques Rougeau, catcheur québécois, aux commentaires), puis revenu sur la TNT vers 2005 (les fameux Christophe Agius et Phillipe Chérau) et il me semble que ça y est encore.

Ah oui, et qu’est-ce que le catch : c’est un feuilleton qui met en scène des affrontements scriptés mais physiques ; tout le monde sait que c’est scripté, mais ça ne veut pas dire qu’on n’a pas envie de suivre les histoires et de s’attacher aux personnages. (Si vous êtes intéressés par le catch en tant que forme narrative moderne multi-couches dont le jeu vidéo peut s’inspirer, payez-moi une bière et on en discutera.)

Ce film met en scène l’équipe New Day (Big E, Kofi Kingston, Xavier Woods), trio d’amis au charisme extraordinaire qui ont été architectes d’un certain renouveau des matchs par équipe à la WWE. Au tournant des années 2010, il y avait peu d’équipes spécialistes des matchs par équipe, et les titres étaient plutôt oubliés ; mais les New Day, les Usos, et d’autres se spécialisèrent dans ce genre de matchs, campant des personnages aimés du public, avec des histoires simples et très efficaces, et des matchs toujours d’une grande qualité. Les New Day sont les rois des mèmes (les pancakes, les céréales, les trombones, oui oui), actifs sur Twitch, grands joueurs de jeu vidéo, parlent d’amitié et de positivité, sont très populaires chez les plus jeunes, et sont ceux qui vendent le plus de produits dérivés à la WWE. Quant à l’Undertaker (Le Fossoyeur), c’est un personnage mythique de la WWE, qui a toujours flirté avec le surnaturel, un grand type de 2 mètres aux cheveux longs et noirs qui apparaît dans la fumée sur l’air de la Marche Funèbre (le spectacle est la base du catch). Il a toujours eu un personnage assez indépendant des questions de moralité qui taraudent le catch (gentil vs méchant), passant de l’un à l’autre assez fluidement ; un type qui impose le respect et qu’il faut pas trop chercher, quoi. Après 25 ans de carrière et des matchs mémorables, son corps a commencé à le lâcher, jusqu’à n’être plus que l’ombre de lui-même ; après quelques matchs peu glorieux, il a pris sa retraite sur un dernier match d’un genre nouveau (voir paragraphe suivant).

Je pense que le fait que la WWE produise un film interactif est relativement peu surprenant si on a suivi leur trajectoire. Ils ont déjà produit des dizaines de films d’action mettant en scène leurs catcheurs (tous ont fait un flop) ; mais surtout, depuis avril 2020, ils ont proposé de temps en temps des « matchs cinématiques ». Alors que tous les matchs jusque là étaient sur un ring, en live, devant les fans, ces matchs-là sont des affrontements tournés et montés comme des films d’action. Cette idée est venue des restrictions COVID : ils ont dû faire leur plus grand show de l’année 2020 sans public, et ont eu l’idée de filmer des matchs à l’avance et de les retransmettre pendant le show (impossible à faire si vous avez des fans assis dans un stade). On a eu ainsi droit à un affrontement entre l’Undertaker et AJ Styles, premier et meilleur match cinématique, qui masque le fait que l’Undertaker est trop vieux pour un ring de catch et utilise le caractère surnaturel de son personnage pour des moments vraiment chouettes (qui sont devenus des GIF viraux). Puis John Cena vs The Fiend, un personnage qui manipule les gens et la réalité et envoie John Cena dans son passé affronter ses peurs (oui oui). Puis Bray Wyatt vs Braun Strowman, combat dans un marécage qui était… nul. Ils se sont calmés après, mais « Escape the Undertaker » apparaît comme une idée dérivée de ces matchs cinématiques.

Parlons du film

Je ne m’attarderai pas trop sur l’histoire, car ce n’est pas forcément ce qu’il y a de plus intéressant pour les lecteurs de ce site ; je pense qu’il y a plus intéressant à dire sur la structure, qui m’a fait réfléchir (voir section suivante). Mais parlons-en un peu.

Tout d’abord, ce film interactif est fait, il me semble, pour les plus jeunes, coeur de cible de la WWE depuis une quinzaine d’années (les 8-12 ans). Le fait d’avoir choisi New Day pour héros le confirme, mais aussi le ton du film ; pas un film d’horreur, mais une attraction de maison hantée. L’Undertaker est un personnage qui est impressionnant quand on est enfant, grâce à son aura et au spectacle autour de sa présence (je vous le confirme, j’avais peur quand j’étais petit), et c’est cette version plutôt 90s du personnage qui est ici, avec son urne funéraire surnaturelle, ses pouvoirs magiques, etc., plutôt que la version « 2010 » de son personnage où personne ne faisait comme si il avait des pouvoirs (c’était juste un type grand et impressionnant avec toute une aura derrière lui). Les passages du film interactif où il lance des éclairs feront lever les yeux au ciel les adultes mais pourront impressionner les plus jeunes. Les références au catch sont relativement peu présentes, même dans les séquences de combat (peu de prises classiques reconnaissables) ; le fait qu’il sorte sur Netflix et non sur Peacock (le Netflix de la WWE) montre qu’il y a sans doute une volonté de se faire connaître auprès d’un public jeune qui ne regarde pas forcément le catch.

L’histoire est donc que les New Day veulent « demander » à l’Undertaker de leur donner son urne de pouvoir, pour augmenter le pouvoir de leur positivité. Il les regarde derrière un mur de caméras de surveillance, et les laisse entrer, puis tente de voler leurs âmes pour les punir de leur orgueil. Vous allez tenter de survivre en faisant les bons choix (une dizaine sur une expérience d’environ 30 minutes), et de trouver la fin optimale (il y a des mauvaises fins qui interrompent votre jeu avec un sous-entendu qu’un personnage est mort, une fin bonne, et une fin où tous les objectifs sont atteints). Après quelques péripéties (on en parle juste après), vous vous retrouvez avec une dernière séquence de combat contre l’Undertaker. Les quelques effets spéciaux ont du mal à détourner l’attention du fait que l’Undertaker n’est vraiment pas en forme et porte maintenant une perruque ; à ce moment-là, vous pouvez vous échapper sans l’urne (bonne fin) ou avec l’urne (fin optimale, uniquement si vous avez fait une action précise à un autre moment du jeu).

La structure du film

C’est la partie la plus intéressante du film, qui m’a fait le plus réfléchir ; je la trouve maline et c’est la raison principale pour laquelle j’écris cet article (non, je n’ai pas écrit cet article uniquement pour parler de catch).

Avant l’affrontement final de l’Undertaker, il y a 4 actes : une séquence d’exploration, et deux séquences façon « défi » pour récupérer des morceaux de clé magique, puis une séquence de rêve. Dans chacun de ces actes, l’équipe se sépare pour une raison ou une autre ; c’est à chaque fois un choix et un point de divergence majeur pour l’expérience du joueur. On vous demande en substance « qui voulez-vous suivre ? » à chaque fois. Mais notez que c’est un point de divergence majeure pour l’expérience du joueur, et pas pour l’histoire ! L’histoire, elle, ne change quasiment jamais – les deux choses qui peuvent changer sont « un mauvais choix ici vous a mené à la mort » (il y en a seulement 2, il me semble), et l’action qui vous permet d’arriver à la fin optimale (mais qui, quand on la fait, ne semble pas changer grand-chose). Pour tout le reste, quel que soit le choix que vous prenez, les évènements ne changeront pas ; vous suivez un des New Day, il y a une péripétie ou deux, puis vous rejoignez les autres. Les informations qui sont communiquées quand ils se retrouvent sont génériques (« j’ai vu quelque chose d’étrange en bas des escaliers ») ou ouvertement manquantes (« j’ai pas envie d’en parler ») ; les informations cruciales sont toujours dévoilées quand l’équipe se rejoint.

Très franchement, je trouve cela hyper malin. Une des contraintes du film interactif, il me semble, est qu’il y a un équilibre à trouver entre « trop de film à tourner » (chaque minute de film coûte cher) et « pas assez d’interactivité » (on vous fait croire que vos choix ont un impact mais on n’a pas les moyens de filmer autant de branches/variations donc l’impact est super limité et on est toujours sur des rails). Les films de Netflix ne sont pas vraiment tombés dans ce piège jusque là (il faut dire qu’ils ont du budget), mais ici, il y a quelque chose de très différent et malin, et je ne peux m’empêcher de penser que c’est une conséquence directe du fait qu’on aie une équipe (avec 3 personnages d’importance égale) en tant que personnage principal. Donc, merci le catch.

Le truc malin dont je veux parler, c’est que le jeu ne vous donne pas en fait le contrôle de l’histoire, mais le contrôle de votre expérience. Les choix que vous faites sont des choix de ce que vous voulez voir, pas des choix de ce qui va se passer pour les personnages : quoi qu’il arrive, Kofi ira en haut de l’escalier, Big E derrière le rideau, et Woods dans le tunnel sombre, et il se passera peu ou prou (c’est à dire dans l’arc général de l’histoire) la même chose. Mais le fait est qu’il y a quand même une divergence, une arborescence à explorer ; et le jeu ne vous dévoile pas ce qu’il s’est passé pour les autres personnages, vous invitant implicitement à les choisir la prochaine fois pour voir ce qu’ils ont vécu. C’est une forme de fiction interactive que l’on voit relativement peu, qui se rapproche un peu du théâtre immersif de Punchdrunk (de ce que j’en sais – les acteurs jouent toujours la même chose mais les spectacteurs se déplacent de pièce en pièce et ne peuvent pas tout voir) et de jeux tels que Deadline de Infocom ou The Last Express de Jordan Mechner.

Je ne suis pas convaincu que ce genre de stratégie ait été souvent mis en place dans le film interactif (après, je ne connais pas tout, bien sûr). Je trouve que c’est une façon élégante de contourner le problème classique du film interactif ; on filme trois histoires en parallèle, certes, mais avec peu de variation et d’influence l’une sur l’autre, ce qui permet d’éviter d’avoir trop d’interactions entre les choix qui pourraient mener à une explosion combinatoire du nombre de séquences. (Il n’y a ainsi qu’une seule variable ou « flag » dans le jeu, celui correspondant à la fin optimale, donc une seule « séquence alternative » au final.) Mais le fait est qu’on a tout de même une arborescence, des expériences utilisateurs très différentes selon leur choix, et une incitation à rejouer pour voir tout ce qui s’est passé. (Le fait que les 3 membres du New Day sont d’importance égale veut aussi sans doute dire, plus prosaïquement, que les 3 se doivent d’avoir des séquences intéressantes, car parmi leurs fans, chacun a son favori, et on ne doit pas les décevoir.) Bref, même si la spectatrice ne peut pas vraiment changer le cours des évènements, je serais prêt à soutenir qu’elle a quand même de l’agentivité, dans le sens où les décisions qu’elle prend changent son expérience et qu’elle agit sur le récit, à défaut de pouvoir agir sur les évènements du récit. (Si je confonds ou si je suis pas clair, dites moi ; mais en tout cas, quand on joue à ce film interactif, on agit directement sur ce qu’on voit, et on voit que notre input change beaucoup de choses, et on a envie de rejouer pour voir des choses différentes. C’est difficile à faire dans un film interactif, et c’est une façon maline de le faire !)

Des commentaires ?

Ai-je écrit 2000 mots sur un film interactif de catch pour enfants ? Oui. Ai-je comparé un film de catch aux productions Punchdrunk, fleuron du théâtre immersif londonien ? Oui. Ai-je redécouvert des choses peut-être évidentes ? A vous de me dire ! Mais de mon point de vue, la structure de ce film interactif mérite qu’on s’y arrête et qu’on réfléchisse quelques minutes ; elle résout à sa façon un problème dans lequel nombre d’autres films interactifs se sont vautrés, et parvient à montrer élégamment 3 personnages d’importance égale tout en poussant à la rejouabilité. Pas mal du tout !