Si vous avez lu nos articles jusque là, vous avez peut-être l’impression que les seules langues dans lesquelles on fait des fictions interactives à analyseur syntaxique sont l’anglais et le français. C’est faux ! Il est l’heure de remédier à cela, et c’est le thème de l’article de cette semaine.
Attention ! Cet article est une tentative de ma part de présenter et résumer des communautés riches et vivantes sans parler un traître mot de leur langue. Tout ce que je vais écrire ici est donc imprécis ou faux ! Mais ça vous donne une piste pour aller chercher les infos là où elles sont, et qui sait, me corriger et me pousser à faire des articles plus détaillés sur ces communautés !
Autre avertissement : ce que je connais est essentiellement du parser, par inclinaison personnelle, mais aussi parce que quand quelqu’un a une question technique (et il y en a, sur le parser), il écrit un message en anglais sur intfiction.org et on entend parler de lui. Pour les jeux à choix multiples faits avec Twine et ink, il y a moins à s’en faire quand on ne parle pas anglais : comme l’outil revient juste à manipuler du texte (pas besoin de réfléchir à la traduction ou la conception d’un parser), et qu’Unicode est pris en charge, ça marche de suite. Si il y a une communauté florissante de Twine en Inde, avec leurs propres forums et tout, je ne le saurai jamais !
En espagnol
Le saviez-vous ? Il existe une communauté hispanophone de fiction interactive florissante. En fait, c’est sans doute la deuxième plus grosse, derrière les anglophones mais devant nous, les francophones !
La communauté est structurée autour du site et du forum de CAAD, qui a beaucoup de jeux (des centaines, plus que nous !) et pas mal d’articles, notamment avec des magazines comme SPAC ou même des fanzines. Ils ont également un concours, la « Rayuela de Arena », organisée sur itch.io. On peut aussi les trouver sur Discord, dans le salon « Textualiza ».
De ce que je sais, la fiction interactive en espagnol a vraiment décollé à la fin des années 80, avec le label Aventuras AD (qui appelait ces jeux « Aventuras conversacionales », le terme adopté ensuite pour les fictions interactives en espagnol), qui a eu un succès énorme entre 1988 et 1992, jusqu’à devenir synonymes de la fiction interactive (comme Infocom peut l’être pour les anglophones).
Au contraire d’Infocom, leurs fictions interactives avaient des images pour chacun des lieux présentés ; puisque la communauté hispanophone se réclame de cette tradition, la grande majorité de leurs jeux ont des images, et le travail en équipe est courant. Cela veut aussi dire que leurs outils sont différents : peu de Z-machine (vu qu’il n’y a pas d’images), un peu de Glulx (avec un outil comme Superglus, par exemple), mais surtout PAWS, un outil historique et local, qui — depuis la création de la variante ngPAWS — permet de compiler des histoires jouables dans un navigateur (leur Vorple local, en somme). Le nombre de jeux en Inform 6 est conséquent, et surtout en fait avec InformATE, leur variante où tous les mots-clés sont traduits en espagnol ; il y a quelques jeux Inform 7, mais relativement peu.
Niveau jeux, je m’y connais peu, mais de ce que j’ai vu, commencez par Transilvania Corupcion ! Il y a aussi Alien – La aventura, et puis El libro que se aburría.
En italien
La communauté italienne d’avventure testuali est centrée autour du site OldGamesItalia, qui de ce que je peux voir est un peu l’équivalent d’Abandonware France, mais en italien. Leur communauté est relativement active, et ils se sont remis à organiser un concours annuel, au nom délicieux de Marmellata d’Avventura (Marmellata = confiture = game jam, voyez). Sans connaître beaucoup de jeux, j’ai l’impression qu’ils ont moins d’images et plus de textes que ceux des espagnols, et se rapprocheraient ainsi des nôtres ; niveau outils de création, ils ont adopté Inform 6 ; Inform 7 a aussi été traduit en italien.
Historiquement, le genre a été lancé par Avventura nel castello, un jeu Apple II d’Enrico Colombini, publié en 1982, ce qui en a fait le premier du genre et aussi le plus populaire. Il y a ensuite eu de nombreux jeux pendant les années 80, puis le genre a décliné (ça vous rappelle quelque chose ?). Puis, à la fin des années 90, la communauté s’est reformée, a publié une dizaine de jeux par an et organisé un concours entre 1999 et 2008.
De ce qu’on m’a dit, la communauté a un peu décliné, mais il y a toujours beaucoup de joueurs, notamment des joueurs casual ou intéressés par la littérature de genre : il y beaucoup de FI en italien de science-fiction ou d’horreur (vampires, loups-garous, etc.), ce qui amène des fans de ces genres littéraires à essayer la FI et à l’adopter. Une autre piste qu’ils ont creusé est celle de faire des let’s play sur YouTube, vous en trouverez un grand nombre, notamment sur la chaîne « Mille e una Avventura » de Leonardo Boselli.
Si vous voulez découvrir des jeux, jouez à ceux de Marco Vallarino : vous avez de la chance, il a traduit son jeu Darkiss! (25 000 joueurs en Italie, ça fait rêver) en anglais pour l’IFComp 2015, et je l’adore (un jeu de vampire bien fichu avec une prose grandiloquente). Puis, vous essaierez peut-être la traduction de Filaments en italien, qui a gagné leur concours en 2004. On m’a aussi dit du bien des jeux de Mariano Sassi.
En allemand
Je connais très peu de choses sur l’histoire de la fiction interactive en allemand, et je n’ai pas vraiment réussi à trouver d’informations sur Internet. On commence à rentrer dans la partie de l’article où les communautés sont petites voire inexistantes, et où les informations sont rares…
La première fois que j’ai entendu parler d’une communauté de FI en allemand, c’était sur rec.games.int-fiction en 2007, avec un message « German IF is dead ». Leur forum ne marchait plus, il n’y avait plus de nouveaux jeux… Pointés du doigt à l’époque : le fait que la communauté anglophone vampirisait l’attention et parlait très rarement des communautés sœurs dans d’autres langues (c’est vrai, mais c’est compréhensible aussi) ; et Inform 7, qui a eu un énorme succès lors de sa sortie en 2006 chez les anglophones, qui ont promptement délaissé Inform 6, alors que la structure en langage naturel d’Inform 7 n’était pas pensée pour des langues autres que l’anglais. Si on veut rester terre-à-terre, il n’y avait tout simplement pas assez de germanophones intéressés par la FI — peu d’auteurs, et pourquoi écrire des jeux si personne n’y joue ?
La communauté a eu un spasme de résurrection quelques années plus tard, avec de nouveaux auteurs comme Mariüs Muller, Hannes Schüller et d’autres, et le concours germanophone, IF Grand Prix, en 2010, 2011 et 2015. Malheureusement, j’ai bien l’impression que la communauté est encore une fois entrée en phase d’hibernation ; leur forum est inactif, et il n’y a que peu de nouveaux jeux postés sur https://ifwizz.de. À suivre…
En russe
Encore une fois, quelque chose que je connais très peu ! Je connais l’existence de Rinform, la bibliothèque Inform 6 en russe, et la douzaine de traductions de jeux anglophones qui a été réalisée. Oui oui, vous pouvez jouer à Spider and Web, à Vespers, ou à Photopia en russe ! Il y a clairement un gros travail derrière.
De ce que je peux voir sur l’IFWiki, il y a plusieurs sites, qui ont l’air tous vivants, avec des jeux récents. Parfait ! Il semble aussi y avoir un nombre d’outils ; je connais vaguement INSTEAD, dont j’ai entendu parler via Oreolek, son créateur (enfin je crois), qui passe parfois sur les forums anglophones. Mais il y a aussi des Twine et des Ren’Py, ainsi qu’un système similaire à Twine, AXMA Story Maker. Bref, on dirait que la fiction interactive russe est l’une des plus actives actuellement !
Si l’histoire du genre en Russie vous intéresse, il y a aussi une interview dans SPAG, qui retrace l’histoire du genre (notamment une traduction de The Craft of Adventure qui a contribué à lancer la scène indépendante) et les différents sites internet ; par contre, l’article est un peu vieux !
En slovène
Oui, en slovène !
En 2007, un apprenti ingénieur, Benjamin Lipovšek, a réalisé une traduction des bibliothèques Inform 6 en slovène. Il a créer un site Internet et un jeu, « Zenin Na Begu ». Quelques personnes y ont joué, mais pas beaucoup, et personne ne s’est servi des bibliothèques. Quelques années après, le site est tombé, et Benjamin ne l’a jamais redémarré, puisque personne n’avait manifesté d’intérêt. La seule trace qu’il restait…
… est le fichier z5 du jeu, qui a atterri sur l’IF Archive (je ne sais pas comment). Je l’ai remarqué en 2015, et j’ai envoyé un mail à Benjamin (en le stalkant sur LinkedIn, chut). Par chance, il avait encore le code et les bibliothèques ! Elles sont donc préservées (si elles ne sont pas encore sur l’IF Archive, elles sont sur mon disque dur !)
Et pour les vieux jeux, il y en aurait une petite douzaine, mais ça ne fait pas beaucoup !
En grec
Il y a un seul jeu, Herakles, référencé sur CASA, et pas de bibliothèques Inform. Je trouve ça d’un romantisme fou.
En islandais
(Bon il a pas fini, de nous faire la liste des langues avec un seul jeu ? On n’a pas fini à ce rythme-là.)
En japonais
Le Japon est bien entendu le pays qui a vu naître les visual novels et autres dating sims, qui sont des jeux non linéaires basés sur le texte et donc des fictions interactives. Un aspect que l’on connaît moins, c’est qu’il y a des jeux à parser en japonais ; et pas les moindres, puisqu’il y a eu les seules traductions de jeux Infocom (Zork, Enchanter, Planetfall et Moonmist, excusez du peu) et de Scott Adams (les six premières, si je ne m’abuse), ainsi que des traductions des Hi-Res Adventures de Sierra. Bref, que du beau monde ! Par contre, je ne pense pas que la Z-machine pouvait prendre le japonais en charge ; les traductions d’Infocom sont plus des recréations, et il n’y a pas de bibliothèque Inform 6 en japonais. Dommage !
En suédois
Je ne connais vraiment pas grand-chose sur la scène suédoise ; une des personnes importantes, tant récemment qu’historiquement, est Frederik Ramsberg, qui a créé des jeux dans les années 80-90, traduit les bibliothèques I6 en suédois, et même porté la Z-machine sur Commodore 64 (Ozmoo).
Ah si, il y a quand même ce truc assez fascinant : la deuxième fiction interactive au monde (si je ne m’abuse), écrite en 1977-1978, est Stugan, une FI en suédois écrite par des ados dont les parents travaillaient à l’université et qui avaient donc réussi à jouer à Adventure grâce à la connection ARPANET entre les États-Unis et la Scandinavie. Cette FI a eu beaucoup de succès, et a été portée sur micro en 1986 ; c’est une FI très importante dans la communauté (?) suédoise.
En danois
Je n’y connais rien ! Mais CASA en a quelques-uns. Si vous voulez en savoir plus, demandez à Thomas Bøvith, qui gère teksteventyr.dk ; c’est lui qui a traduit les bibliothèques Inform 6, et on a déjà discuté de Vorple.
En tchèque
Une histoire que vous connaissez, ou pas : la Tchécoslovaquie en son temps a eu une scène de fiction interactive extraordinairement fertile et politique !
Vers la fin des années 80, la Tchécoslovaquie était encore sous le joug du contrôle d’État et de la censure ; cependant, certaines cultures undergrounds échappaient à la vigilance des autorités. Il y avait relativement peu d’ordinateurs, importés de Grande-Bretagne, mais leurs utilisateurs s’échangeaient des programmes à la vitesse de l’éclair — un programme mettait quinze jours à se répandre dans tout le pays, par copie de cassettes (rien de tout cela n’était vendu par le régime). Tout cela un peu au nez et à la barbe des autorités, même si le contrôle de l’État s’est desserré à mesure que l’on s’approchait de la chute de l’URSS, et on a vendu en boutique les premiers jeux vidéo (ce qui nécessitait l’approbation du régime) en 1989 seulement.
La fiction interactive avec analyseur syntaxique et en mode texte (pas d’image) a eu dans ce contexte une popularité sans précédent. En 1985, František Fuka, alors adolescent, a écrit Indiana Jones a chram zkazy (« Indiana Jones et le temple maudit »), qui a eu un succès énorme ; tant et si bien que deux suites ont été écrites par Fuka, et que le genre a été immédiatement adopté. Regardez sur CASA : il y a plus de 200 fictions interactives listées en tchèque ! Le genre a pris le nom de « textovka », une abréviation de « textovka hra », jeu textuel.
La popularité du genre est liée aux messages politiques qu’il permettait de faire passer, en phase avec le public des jeux vidéo, alors jeune et étudiant, qui allait contribuer quelques années plus tard à soulever le pays et mettre fin au régime communiste pendant la révolution de Velours.
L’un des exemples dont on parle est notamment P.R.E.S.T.A.V.B.A. (perestroïka, en tchèque), où les allumettes « haute-qualité » du régime communiste ne marchent pas bien, ce qui compromet vos tentatives de brûler Le Capital de Marx ; ou encore Dobrodruzstvi Indiana Jonese na Vaclavskem namesti v Praze dne 16. 1. 1989 (« Les aventures d’Indiana Jones sur la place Wenceslas de Prague le 16 janvier 1989 »), qui fait référence explicitement (via Indiana Jones) à la répression policière ; et enfin 17.11.1989, encore une fois sur la répression policière qui faisait suite à la révolution de Velours, qui venait de commencer.
Bref, la FI en tchèque, c’est une histoire incroyable ! Si vous voulez en savoir plus, il me semble que le premier article en parlant spécifiquement est celui-ci ; William Audureau, du Monde, a publié un article cet été sur le sujet, qui m’a aussi servi pour cette partie ; et bientôt sortira le livre Gaming the Iron Curtain, de Svelch (auteur du premier article), qui devrait aussi traiter du sujet.
Et la FI de nos jours ? Malheureusement, j’ai beau chercher, je ne crois pas qu’il y ait de traductions d’Inform 6 ou d’Inform 7 en tchèque. Les jeux récents sur CASA sont des jeux Amiga ou Spectrum, donc du rétro fait récemment, mais aucune trace d’un outil général qui permettrait l’émergence d’une scène amateure contemporaine. Peut-être un jour !
Et j’en oublie !
Il manque des langues ! Regardez donc la liste sur CASA. Et je n’ai pas parlé du néerlandais, représenté par Victor Gijsbers, auteur également anglophone ; je n’ai pas parlé du turc, pour lequel il y a un jeu sur CASA, et avec quelqu’un il y a quelques années qui avait commencé une traduction d’Inform. Je pourrais aussi parler du chinois : Xun Gong, francophone élevé en Chine (qui est venu sur notre forum !), qui a voulu traduire Inform 6 en chinois ; mais à l’époque (2012), Inform 6 ne permettait pas d’avoir des sources écrites en Unicode… donc il a changé le compilateur pour que ça soit possible, rien que ça ! Le flag -Cu
dans I6, c’est grâce à lui ! (Pas de trace des biblis I6 en chinois par contre… si quelqu’un veut lui demander…)
Bref, il y a encore beaucoup à découvrir et écrire sur l’histoire de la FI dans le monde… et bien sûr, beaucoup d’histoire à écrire nous-mêmes en continuant à développer le genre !
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