À première vue, les jeux mettant en scène un chatbot (agent conversationnel, en français) sont rares, voire inexistants. À moins d’avoir particulièrement étudié le sujet, il y a peu de chances que vous ayez eu l’occasion d’en essayer un, ou même que vous soyez capable d’en nommer. Et pourtant, non seulement il en sort régulièrement, mais il se pourrait bien qu’ils constituent une famille à part entière. Après l’introduction nécessaire de la semaine dernière, faisons un tour d’horizon de ces hybrides technonarratifs.
Pour cet article, nous nous intéresserons avant tout aux jeux dont le cœur du gameplay est l’interaction par le langage naturel, c’est-à-dire qui à la fois interprètent de véritables phrases (au lieu d’instructions simples, comme le font les fictions interactives), et qui y répondent de façon similaire. Ce filtre exclut des jeux narratifs tels que Emily is Away, dont la forme est celle d’un chatbot — on vous demande même de faire semblant de taper au clavier — mais qui reste avant tout un jeu de dialogue à choix multiples classique.
Enfin, notre panorama ne prétend pas être exhaustif : non pas que les jeux chatbot soient trop nombreux pour être recensés mais, s’agissant d’un genre assez marginal, j’ai décidé de ne citer que les plus emblématiques d’entre eux pour m’éviter le risque d’en oublier involontairement.
L’expérimental : Façade
S’il devait exister une récompense pour le courage d’un game design, c’est à Façade qu’il faudrait la décerner. Publié en tant que freeware par Procedural Arts en 2005, ce jeu vous met dans la peau d’un New-Yorkais invité chez un couple pour le dîner. À la première personne et avec des dialogues entièrement doublés, vous entamez une discussion qui dégénère rapidement en une dispute entre vos deux hôtes. Le twist, c’est que vous avez affaire à non pas à une mais de deux IA, et que l’intégralité de vos discussions se fait en tapant vos répliques au clavier.
Façade a beaucoup de choses pour lui : son extrême audace, son inventivité, son positionnement. Ce n’est pas tous les jours qu’un jeu vous propose, dans une vue empruntée aux jeux de tir à la première personne, de rendre les armes pour jouer le conseiller conjugal. Mais l’élément chatbot est malheureusement le maillon faible de ce beau tableau. Limité à la fois pour des raisons techniques et de production (tous les dialogues étant pré-enregistrés par deux personnes, l’IA n’est pas capable de construire de nouvelles phrases), les personnages nous rappellent très vite que nous ne sommes pas face à un couple mais à un ordinateur.
La plus grande erreur du studio derrière Façade, c’est d’avoir voulu recréer une situation déjà insoluble dans la vie réelle. Comment anticiper ce qu’aurait à dire le public ? Un problème auquel a été confronté Facebook treize ans plus tard lors du développement de son assistant M, dont la mission consistait seulement à répondre à des requêtes d’ordre logistique, mais dont les internautes cherchaient perpétuellement à dépasser les limites. Imaginez maintenant devoir débattre sur ce que sont l’amour et la fidélité : même dans notre quotidien, ce n’est pas gagné. Cela étant dit, Façade est toujours disponible et gratuit, et ce serait dommage de ne pas l’essayer.
À voir aussi : Les histoires de cœur ne concernent pas que l’humanité mais aussi le règne animal. Dans Don’t Make Love, vous animez la discussion cruelle d’un couple de mantes religieuses qui s’apprête à faire l’amour. Déciderez-vous de mettre fin à cette relation pour sauver la tête de monsieur, ou accepterez-vous d’aller jusqu’au bout de sa sinistre conclusion ? Avec une interface qui se rapproche de celle des visual novels, le jeu vous permet non seulement d’écrire ce que vous voulez, mais aussi de choisir les expressions de votre visage et votre gestuelle. Et, cerise sur le gâteau, vous pouvez incarner au choix le mâle ou la femelle, et ainsi vivre les deux points de vue.
Le blockbuster : Event[0]
Vu que je suis rémunéré en autopromo pour la rédaction de cet article, nous continuons notre safari avec Event[0], un jeu sur lequel j’ai eu l’honneur de travailler. Suite à un accident lors d’une expédition scientifique, vous échouez sur un yacht spatial à l’abandon. Il n’y a plus personne dans les parages si ce n’est Kaizen, l’ordinateur de bord, qu’il faudra convaincre de vous ramener sur Terre. Là encore, nous sommes dans un environnement 3D dans lequel on se déplace à la première personne. La discussion se fait au clavier par le biais de petits terminaux dispersés dans le vaisseau.
Nous voilà face à l’un des jeux chatbot les plus coûteux (sa production a mobilisé une quinzaine de personnes et s’est étalée sur trois ans jusqu’à sa sortie en 2016) si bien que, malgré les bonnes critiques de la presse et quoiqu’aujourd’hui rentable, le très lent démarrage des ventes a obligé notre studio Ocelot Society à mettre fin à sa courte aventure. Néanmoins et en toute modestie, ce jeu reste la preuve qu’il est possible techniquement de faire fonctionner un chatbot au sein d’un jeu plus classique dans sa forme.
L’idée principale derrière Event[0] était de créer un lien d’empathie fort et intime entre une personne et un PNJ. Avec l’expérience de Façade en tête, l’équipe a décidé de faire de ce personnage un vieux modèle d’ordinateur des années 80 aux motivations floues et aux émotions instables. De cette façon, les moments où l’IA répondrait à côté passeraient pour des bugs diégétiques voire des façons de détourner la conversation. Et en choisissant comme thème la survie dans un environnement bien défini, nous avons épargné à Kaizen les débats philosophiques sur l’univers, la vie et le reste.
À voir aussi : Tant que l’on évoque Douglas Adams, sachez que l’auteur du Guide du voyageur galactique n’a pas seulement travaillé sur les deux fictions interactives qu’il a réalisées avec Infocom (The Hitchhiker’s Guide to the Galaxy et Bureaucracy). Dans son troisième jeu, Starship Titanic, vous échouez sur un vaisseau spatial de croisière et, rebelote, les seuls membres de l’équipage sont des robots. Mais les points communs avec Event[0] s’arrêtent ici, car nous sommes cette fois-ci face à un point-&-click classique au registre bien plus comique. Vous aurez tout de même la possibilité de chatter librement avec les machines à bord et, bien que leurs capacités de discussion soient très limitées, elles restent amusantes et entièrement doublées.
Le best-seller : L’Arche du capitaine Blood
Les jeux à chatbot sont-ils condamnés à rester confidentiels ? Pour trouver un contre-exemple, il nous faudra remonter en 1988, à la sortie de L’Arche du capitaine Blood. Ce jeu, développé par Philippe Ulrich et Didier Bouchon, vous permet d’explorer une ribambelle de planètes (32 768, pour être exact). Vous pourrez y rencontrer des extraterrestres et négocier avec eux les informations qui vous aideront à mettre la main sur vos cibles (des clones de vous-même, oui, c’est un peu perché). La musique est composée par Jean-Michel Jarre, et ce simple fait devrait achever de vous convaincre de vous jeter sur le premier émulateur venu.
Les discussions avec les extraterrestres fonctionnent par le biais d’une langue à base d’idéogrammes représentant environ 120 mots. Vous n’avez qu’à placer ces symboles les uns à la suite des autres pour composer des phrases, et vous armer de patience pour décrypter les réponses que l’on vous fait. C’est, dans une moindre mesure, la mécanique autour de laquelle s’articule Le jour où la Terre dégusta (hé, je n’ai jamais dit que j’en avais fini avec l’autopromo !). Nous ne sommes donc pas à proprement parlé face à un chatbot au sens traditionnel, et c’est là le véritable coup de génie des développeurs : soulagés de l’infinité de possibilités que représente le langage naturel, ils ont pu proposer un système capable d’anticiper un nombre réaliste de requêtes.
L’Arche du capitaine Blood a été un extraordinaire succès commercial. Classé dans les tops des ventes de nombreux pays (France, États-Unis, Japon…), il a marqué une génération entière de joueurs et joueuses. Philippe Ulrich raconte même que des fans lui parlaient dans la langue qu’il avait inventée.
À voir aussi : Que se passe-t-il quand un professeur de chinois décide de créer une langue imaginaire et de l’enseigner par le biais d’un jeu vidéo ? Cela donne Sethian, une expérience plus proche encore du film Premier contact, où vous vous retrouvez à accumuler des notes dans un carnet virtuel (et probablement réel aussi) pour communiquer avec l’ordinateur extraterrestre qui se trouve devant vous. Difficile et intransigeant, Sethian reste une expérience quasi-mystique que je recommande aux plus téméraires.
Et ensuite ?
Même s’il en existe d’autres, les jeux chatbot restent des ovnis rares et peu démocratisés. Pourtant, leur potentiel et l’étendue du terrain qu’il leur reste à explorer sont fantastiques. Mais pour dépasser ce qui a déjà été fait, sans doute qu’il nous faudra trouver l’inspiration ailleurs. Par exemple, si l’on s’éloigne du narratif, Scribblenauts est à sa façon un jeu chatbot, si ce n’est que l’ordinateur répond avec des éléments de jeu plutôt que des phrases. Et est, pour le coup, un très grand succès critique et commercial.
Le réel peut être aussi le point de départ de votre processus. Si vous avez peur des possibilités infinies d’une saisie libre, pourquoi ne pas vous inspirer des interfaces d’aujourd’hui en recréant un faux système de prédiction comme ce qui existe déjà sur smartphone ? De cette façon, votre public aura l’impression de composer de vraies phrases quand il choisira en fait un mot parmi trois plusieurs fois d’affilée.
Et si le futur de la discussion libre n’était pas dans l’IA, mais dans le multijoueur ? Un jeu comme Kind Words, où l’on doit répondre aux lettres d’autres êtres humains en leur donnant des conseils de vie, nous a déjà prouvé que l’on pouvait confier les rênes à sa communauté sans que celle-ci bascule dans le trolling. Peut-être que l’on pourrait attendre d’elle une forme de role-play et la laisser se créer ses propres histoires, à la façon du jeu de rôle sur table à narration partagée ! Nous voilà pour de bon dans le monde de l’utopie, mais comment innover si l’on s’empêche de rêver ?
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