Si votre ambition est de commercialiser votre jeu, il est difficile de ne pas penser à la traduction. Mais est-ce que ça vaut le coup ? Qu’est-ce que l’on doit anticiper avant de se lancer ?
Dans ce premier article d’une mini-série sur la traduction, nous allons voir les difficultés propres à la traduction de fiction interactive hypertexte, afin d’y être mieux préparés !
Avant de commencer, il convient de rappeler que je ne suis pas traducteur professionnel. Cet article est nourri par mon expérience personnelle, mes lectures et surtout mes discussions avec d’autres développeurs. J’espère que vous apprendrez autant que j’ai appris en l’écrivant ! 🙂
Ce sont (souvent) des jeux très longs
Je ne suis pas devin, mais si vous êtes habitués au blog il y a de fortes chances que vos jeux soient plus verbeux que la moyenne !
De par sa nature non linéaire, la quantité de texte pour une FI peut vite devenir impressionnante, bien plus qu’un roman.
Un exemple très parlant est celui du légendaire 80 Days, réputé intraduisible, possédant plus de 500 000 mots, alors que le roman de Jules Verne fait seulement 62 712 mots en version anglaise !
Si vous voulez découvrir d’autres jeux avec un nombre de mots impressionnant, Hugo en a fait un article très chouette il y a quelque temps !
La norme pour une traduction est de la facturer au mot ; entre 0,10 € et 0,15 € par mots en moyenne [1]. Autant dire que traduire seulement le texte brut reviendrait déjà très cher au studio !
Ainsi, si vous souhaitez maîtriser vos coûts, l’idéal est de ne pas faire de jeux trop longs. À titre d’exemple, Fibre Tigre parle d’un maximum de 50 000 mots par jeu [2], mais c’est un nombre qui doit s’adapter à vos moyens, vos risques et vos ambitions.
Dans un futur article, nous parlerons d’un jeu que vous connaissez sûrement, avec encore plus de texte, mais qui a réussi à contourner ce problème.
Mais si 80 Days est considéré comme impossible à traduire, ce n’est pas seulement pour sa quantité de texte
Les phrases procédurales
La FI n’est pas toujours composée de texte brut ; il peut souvent arriver que l’on veuille personnaliser uniquement des portions de phrase pour refléter une variable, l’état du jeu ou bien les choix du joueur ; et pour cela on va ajouter un peu de code.
Appelons ces phrases des phrases procédurales ; c’est-à-dire que l’on va modifier ces phrases de manières automatiques selon des règles que l’on a définies.
Par exemple, dans Twine, si l’on choisit de stocker le nom du joueur dans la variable prenom
, on pourra écrire Bonjour (print : $ prenom) ! Je suis content que notre blog te plaise.
pour afficher le prénom automatiquement ; voilà ce que j’entends par phrase procédurale.
Si vous avez besoin de vous rafraîchir la mémoire quant à l’utilisation des variables dans Twine, nous avons un article consacré à leur utilisation !
Le prénom est un cas relativement simple, mais il faudra faire attention à ce que la personne traduisant la phrase sache utiliser le code pour afficher la variable au bon endroit, et qu’elle sache s’il faut traduire ou non la variable en tant que telle (est-ce qu’elle doit écrire first name
au lieu de prenom
? Sans indication, elle ne peut pas le deviner !).
Et si vous essayez d’utiliser uniquement une traduction automatique, attendez-vous à des surprises quant à la tête qu’aura votre code ! Prenez vos précautions, et attendez-vous à bien tester votre jeu pour corriger tous les bugs qui pourraient apparaître après la traduction.
Certaines boites de traduction proposent un service de LQA, ou Localisation Quality Assurance, en échange d’un taux plus élevé. Cela signifie qu’il vont parcourir le jeu à la recherche de bugs ou d’erreurs causées par la traduction ; cela peut être intéressant si votre budget vous le permet !
Mais lorsque vous souhaitez adapter votre texte de manière plus complexe, de nouveaux soucis d’ordre linguistique deviennent complexes à éviter :
Quand la grammaire s’en mêle…
Imaginons : notre héros part à l’aventure, et doit choisir un compagnon de quête : il a le choix entre Hubert et Aude, respectivement homme et femme. Ce choix ne va pas beaucoup affecter le déroulement global de l’histoire, car les deux personnages ont des compétences équivalentes ; c’est donc un choix cosmétique. (Cf. notre article sur les différents types de choix !)
De ce fait, et parce que l’on souhaite réduire le nombre de mots pour faciliter la traduction, on ne va pas réécrire toutes les phrases et juste stocker le nécessaire dans des variables : le prénom et le pronom du compagnon. Voici un exemple pour Twine :
(print : $prenom_compagnon) accepta avec plaisir de faire partie de votre aventure. (print : $genre_compagnon) prit son épée et vous partîtes sur les routes.
Ce qui donnerait, si le joueur choisit Hubert : « Hubert accepta avec plaisir de faire partie de votre aventure. Il prit son épée et vous partîtes sur les routes. »
Vous remarquerez que, dans cette phrase, je n’ai pas eu à faire d’accords avec le genre du compagnon. En français on peut éviter certains adjectifs qualificatifs et le participe passé pour ne pas avoir à inclure de terminaisons dans le texte, mais il serait possible de les intégrer (avec un peu de travail) via le code.
Une fois le jeu terminé, vous revenez sur le texte pour le traduire en anglais ; mais là, malheur, quelque chose ne va pas avec cette phrase !
En effet, l’anglais n’est pas genré de la même manière que le français. Il n’y aura pas à se soucier des terminaisons, mais les adjectifs possessifs s’accordent avec celui qui possède, et non avec ce qui est possédé.
« Son épée » devient ainsi « his/her sword ». Il faudra une nouvelle variable pour indiquer le bon déterminant !
Ce n’était qu’un exemple, mais ce genre de subtiles différences entre les langues (et en particulier concernant le genre) peut être un vrai casse-tête lors de la traduction.
Et si on localisait au lieu de traduire ?
Dans cet article j’ai principalement utilisé le terme « traduction », mais l’on devrait parler plutôt de « localisation ».
La localisation est le procédé d’adaptation d’un produit pour une zone, un marché ou une culture spécifique ; et cela passe entre autres par la traduction, mais pas seulement.
Un aspect connu de la localisation en dehors de la FI serait par exemple les boîtes de jeux vidéo, différentes selon les régions ; où celles destinées aux États-Unis sont plus agressives et sombres que leurs homologues japonais, plus colorés et mignons.
Mais revenons à notre sujet : localiser une fiction interactive revient donc à adapter son texte à une culture-cible. Mais pourquoi est-ce particulièrement difficile dans la FI ?
D’autres genres de jeux vidéos peuvent avoir une grande quantité de texte ; comme par exemple un jeu de stratégie, où de longues explications sont parfois nécessaires pour les différentes mécaniques du jeu et le contexte historique.
Mais ces explications sont souvent neutres et fonctionnelles ; contrairement à un jeu qui se veut narratif, et donc teinté culturellement.
Ce qui survit le moins bien aux traductions, c’est certainement l’humour. Les parodies, les jeux de mots, les références culturelles perdent beaucoup de leur sens une fois sorties de leur contexte. Imaginez devoir traduire une contrepèterie !
Toute référence à des régions, des lieux ou des événements nationaux pourrait être déroutante pour quelqu’un n’étant pas familier avec le pays d’origine.
Mon exemple préféré de localisation culturelle se trouve dans la série Ace Attorney :
Dans le premier jeu apparaît Éva Cozésouci, une photographe à la recherche du cliché d’un monstre qui la rendra célèbre.
Dans la version originale, elle a un accent typique de la préfecture d’Osaka, au sud du Japon ; un accent souvent utilisé dans les médias japonais pour caractériser un personnage excentrique et hors-norme. [3]
Ainsi lors de la localisation en France, Éva devient Marseillaise, et son accent devient celui du sud de la France !
Et d’ailleurs, dans la version américaine, elle prend bien un accent du sud des États-Unis !
Autant vous dire qu’il faut bien connaitre la culture cible pour adapter ce genre de détails ! Mais en 2005, lorsque le jeu est sorti en Europe, très peu de gens auraient pu comprendre pourquoi quelqu’un aurait des à priori sur les habitants d’Osaka.
Notez qu’aujourd’hui ce n’est plus trop à la mode de « relocaliser » intégralement le contexte de l’histoire, comme l’a fait Ace Attorney en déplaçant son intrigue à Paris, malgré la présence évidente d’architecture et de personnages japonais.
Cependant il est important de ce souvenir des différences culturelles qui pourrait empêcher vos futurs lecteurs d’apprécier complètement votre jeu !
Conclusion
Ça semble beaucoup n’est-ce pas ? Rassurez-vous, cet article n’est pas là pour vous décourager, mais plutôt pour vous aidez à anticiper les problèmes que vous pourriez rencontrer, afin de mieux les anticiper !
La traduction est un sujet vaste et complexe, mais qui peut valoir le coup, tant économiquement, si c’est votre objectif, ou humainement, en permettant à un nouveau public d’apprécier votre super jeu ! 🙂
Avez-vous rencontré d’autres difficultés lors de la traduction de votre jeu ? N’hésitez pas à partager votre expérience en commentaire de l’article !
Merci d’avoir lu cet article, et à plus tard sur Fiction-interactive.fr !
Note et liens utiles
[1] Le coût dépend de la langue source, de la langue de destination, de la qualité et des services supplémentaires proposés. La plupart des tarifs restent dans cet intervalle, mais il y a bien entendu beaucoup de variations !
[2] Podcast Qompétences, Épisode 3 par FibreTigre, où il parle de localisation à partir de 44:19.
[3] Article TV Tropes : The Idiot from Osaka.
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