Un âge d’or de la fiction interactive britannique
Les anglophones ont une expression rigolote : cottage industry. Ça désigne une activité commerciale qui est faite dans votre cottage, c’est-à-dire dans votre petite maison, avec votre petite famille ; et par extension, toute une industrie formée de petites entreprises, chacune dans leur cottage. La fiction interactive au Royaume-Uni dans les années 80, c’était une cottage industry florissante : entre 1983 et 1998 (en gros), il y eut littéralement des centaines de jeux d’aventure textuels publiés, la plupart sur ZX Spectrum ; quasiment tous par des amateurs travaillant depuis chez eux, créant leur propre label et envoyant les cassettes eux-mêmes, participant à des conventions, photocopiant leurs fanzines, etc. C’était un milieu extrêmement dynamique, très important par sa taille (peut-être plus important que n’importe quelle autre tradition de fiction interactive à l’époque), et qui continua à se développer alors même qu’Infocom commençait à piquer du nez.
Je ne connais pas vraiment de source sur ce sujet qui serait aussi bien fichue et complète que, par exemple, Twisty Little Passages ou autre ; il y a par contre des groupes Facebook, des sites Internet, et des fanzines très actifs. Citons par exemple le fanzine Classic Adventurer de Mark Hardisty, mais aussi Crash, magazine consacré aux jeux sur ZX Spectrum, publié entre 1984 et 1991 et qui a été relancé en décembre 2020 (hé oui, apparemment il y a suffisamment de jeux qui sortent sur ZX Spectrum pour en faire un magazine !). Pour la période des années 90, une super référence est The Twilight Inventory de Gareth Pitchford, téléchargeable sur son site. On peut aussi consulter un gros paquet de magazines et fanzines de l’époque sur World of Spectrum.
Tout ça, en gros, c’est grâce à The Quill. On pourrait écrire un article entier sur The Quill, et je suis loin d’être un expert — l’expert étant sans doute Gareth Pitchford, qui a un document récapitulatif sur The Quill, ses dérivés, et ses versions, sur son site ; il y a aussi des entretiens avec Graeme Yeandle, le concepteur, et avec Tim Gilberts, éditeur et co-développeur. Là n’est pas le but de cet article (mais, scoop, j’en parle un petit peu plus dans un prochain numéro de Pix’n’Love !), mais il est important d’expliquer pourquoi The Quill est si important dans l’histoire de la fiction interactive britannique.
L’idée de The Quill, c’est de standardiser la création de jeux d’aventure textuels à l’aide de menus. C’est quoi, un jeu d’aventure textuel, en fait ? En gros, des lieux, des objets avec des descriptions, des verbes, des réponses « verbe + objet => conséquence ». À l’époque (début des années 80), il était de notoriété relativement publique que c’était implémentable avec des tableaux (on disait base de données) : un tableau de liste de lieux avec leurs connections, un tableau d’objets avec leurs descriptions, un tableau de verbes, un tableau de conséquences/réponses à l’entrée du joueur. Il y avait des listings qui implémentaient cela plus un parser qui regarde au bon endroit pour faire la bonne chose, et vous disaient : « Modifiez la base de données pour créer votre propre jeu ». L’idée de Graeme Yeandle fut de créer un programme utilitaire qui évite de devoir mettre les mains dans le BASIC : un menu qui permet de s’occuper des lieux, un autre pour les objets, etc., et le programme se charge de remplir la base de données et de créer tout ça. The Quill était vendu £15 en 1983, et autorisait la commercialisation de tout jeu fait avec le système dès lors que vous mettiez « fait avec The Quill » quelque part. Une cottage industry était née.
The Quill rencontra un succès immédiat dès sa sortie, avec des critiques qui perçurent tout de suite le caractère révolutionnaire qu’un tel utilitaire pourrait avoir sur la création de jeux. Il fut porté sur beaucoup de plateformes : Oric, Amstrad CPC, BBC Micro et Acorn Electron, Commodore 64, et Sinclair QL. Les jeux créés avec ce système devaient tenir dans une trentaine de kilooctets ; il n’y avait pas de graphismes, le parser était simpliste (verbe + objet et c’est tout), mais le système était intuitif et son petit langage de programmation (pour les conditions notamment) était simple. Il se vendit comme des petits pains.
Notez que 1983, c’est l’époque de gloire d’Infocom, qui avait des textes bien plus littéraires, beaucoup d’objets et de verbes et de réponses personnalisées, des énigmes raffinées, un parser très performant, un système efficace et qui comprime le texte. Bref, des jeux qui étaient bien mieux, en théorie. Mais ça n’a pas empêché cette petite industrie de prospérer et de les détrôner en popularité, pour plusieurs raisons : le fait que la création soit si facile, qui est irrésistible ; le faible prix des jeux Quillés (souvent vendus entre £1 et £5, alors que les jeux Infocom coûtaient plusieurs dizaines de livres sterling) ; mais surtout, la différence de support. Les jeux Quillés étaient faits pour être enregistrés et distribués sur des cassettes, format de stockage extrêmement répandu en Europe (même en France) mais peu répandu aux États-Unis, au profit des disquettes. Le ZX Spectrum de base n’avait pas de lecteur disque (à part le +3) : on mettait le contenu de la cassette dans la mémoire vive (48 ko en général sur le Spectrum), ce qui prenait une dizaine de minutes, et on jouait au jeu en mémoire vive. À comparer aux jeux Infocom, qui n’ont jamais été distribués sur cassette, et à raison : le plus petit fait 75 ko, et aucun ordinateur de cette époque n’avait autant de mémoire vive. Bref, Infocom au Royaume-Uni, c’était un peu : « Ouah ces jeux sont super chouettes mais je n’ai pas de lecteur de disque, et de toute façon ça coûte trop cher. » The Quill était bien mieux adapté au format local, et tant pis si leur parser est plus faible et les jeux plus courts.
Il y eut ensuite des extensions de The Quill, à commencer par The Illustrator, qui permettait d’ajouter des graphismes (en fil de fer et aplats de couleurs, stockés de façon compacte) sur les jeux Quillés pour Spectrum, CPC et C64, et même d’avoir un système « image en haut + texte en bas » classique des jeux d’aventure graphiques avec des utilitaires complémentaires (The Patch pour Spectrum, The Splitter pour CPC). Vint ensuite The Press, qui compressait le texte pour gagner de la place, et The Expander, qui donnait environ 7 ko d’espace utilisable en plus. Enfin, un système amélioré, Professional Adventure Writing System (PAWS), écrit par Gilberts et Yeandle, sortit exclusivement sur Spectrum en 1987 ; il permettait d’afficher les images, compressait le texte, améliorait le parser, ajoutait des PNJ, et permettait d’écrire des jeux utilisant toute la mémoire (128 ko) du plus gros modèle de Spectrum. Il se vendit aussi très bien, et des centaines de jeux furent écrits avec. Gilberts conçut ensuite un autre système, DAAD, pour le compte du studio espagnol Aventuras A.D. ; ce dernier devint synonyme de jeu d’aventure textuel dans le monde hispanophone, au point qu’on y fait référence comme l’Infocom espagnol.
Mais revenons en France
En 1984, une entreprise américaine, CodeWriter — connue outre-Manche pour ses utilitaires — entra en contact avec Gilsoft et Tim Gilberts pour lui proposer une distribution sur le marché nord-américain. L’idée était de prendre The Quill, de le porter sur les plates-formes en vogue aux États-Unis, et de l’intégrer dans la ligne des « Writer » : FileWriter, ReportWriter, MenuWriter et, donc, AdventureWriter. Gilberts accepta, et leur envoya le code source de la version Atari 800XL, qu’il avait terminé, afin qu’ils puissent s’en servir pour la version Apple II (ces deux machines se basant sur le même processeur, un portage de l’une à l’autre est potentiellement plus simple qu’une réécriture). CodeWriter fit également une version IBM PC (qu’on a découverte l’an dernier seulement) et une version Commodore 64 de leur outil AdventureWriter.
Dans un échange par mail avec Tim Gilberts, celui-ci m’indiqua aussi que CodeWriter eut, dans cet accord, le droit de faire une version française d’AdventureWriter, sans doute destinée au marché québécois. C’est ainsi que CodeWriter produisit une version Atari 800XL en français d’AdventureWriter (mais comme il est extrêmement difficile de trouver des sources québécoises, je ne sais pas si elle y fut effectivement vendue). Souvenez-vous, l’accord entre Gilsoft et CodeWriter portait sur les droits d’exploitation en Amérique du Nord ; mais quand CodeWriter chercha à étendre son marché et commercialiser les produits de sa gamme Writer en Europe, l’inévitable se produisit… Et AdventureWriter fit partie des logiciels vendus à travers leur filiale, Sofitec.
Tim Gilberts ne s’en aperçut que plus tard, lorsqu’il commença à prospecter pour savoir si une version française de The Quill serait intéressante. Gilsoft avait produit une version en norvégien et une autre en espagnol, mais s’aperçut que CodeWriter vendait AdventureWriter en France, malgré leur contrat. Il ne demanda pas à ce que la commercialisation cesse, mais ajouta ceci à la liste des choses pour lesquelles CodeWriter devrait payer des royalties. D’après Gilberts, CodeWriter ne lui a jamais versé un sou pour quoi que ce soit.
L’Énigme du triangle
Ainsi donc, une version française de The Quill fut commercialisée en France, après un détour par les États-Unis ! Mais cette version a laissé relativement peu de traces : on a une publicité, ci-dessous, mais pas beaucoup plus. Le logiciel sortit en mai 1985 sur Atari 8-bit ; en fait, c’était carrément un « launch title » de l’Atari 130XE en France, au printemps 1985 (on en parle ici). Et c’est à peu près tout ce que j’ai trouvé sur ce logiciel… en fait, il semblerait qu’AdventureWriter n’a vraiment pas eu beaucoup de succès comparé à The Quill, même aux États-Unis. Comparé aux centaines de jeux créés avec The Quill, on trouve une liste d’une trentaine de jeux AdventureWriter ici ; assez insignifiant. Du reste, il se dit sur les forums que la disquette d’AdventureWriter en français sur Atari 8-bit est extrêmement rare.
Je ne connais pas assez bien l’époque pour m’aventurer sur les raisons pour lesquelles le logiciel n’a pas marché. Peut-être n’a-t-il pas intéressé la cible de CodeWriter, assez professionnelle j’ai l’impression ; peut-être que les possesseurs d’Apple II étaient habitués à leurs aventures graphiques avec image en hi-res. L’Atari 8-bit, du reste, n’a pas eu un succès énorme (en particulier en France), et Atari a traversé une période très difficile en 1984 ; et la date de sortie d’AdventureWriter en France, printemps 1985, correspond à peu près à la sortie de l’Atari ST, l’ordinateur 16-bit nouvelle génération qui lui eut un grand succès (peut-être y a-t-il eu téléscopage entre le 130XE et le XL ?). Si vous avez une théorie, dites-le moi dans les commentaires !
AdventureWriter en français comprenait un jeu, Magic, qui montrait comment l’outil fonctionnait ; je ne vais pas m’attarder dessus. Par contre, je vais m’attarder un peu plus sur le seul autre jeu en français écrit avec AdventureWriter : l’Énigme du triangle, sorti en même temps qu’AdventureWriter en France, et téléchargeable à cette adresse. Le jeu a été écrit par Denis Friedman et Jean-Luc Delmon, et il n’a pas laissé beaucoup de traces (peut-être parce que, encore une fois, la plate-forme était en fin de vie), mis à part un test dans Jeux & Stratégie numéro 34.
Ce test indique d’ailleurs ne pas avoir fini le jeu, il n’y a pas de solution en ligne, et en fait il y a plusieurs personnes qui disent être bloquées… Quelqu’un a-t-il déjà fini ce jeu ?
Le jeu se déroule pendant les années folles, et on incarne Eva de Saint-Preux, une belle brune revenant de chez Maxim’s et apercevant un intrus dans son jardin. Le test de Jeux & Stratégie révèle qu’il s’agit de Fantômas, mais le manuel mentionne aussi Arsène Lupin, l’inspecteur Ganimard, et Herlock Sholmès, trois personnages plutôt de l’univers de Maurice Leblanc. (Mais de fait, Fantômas et Lupin étaient deux figures similaires, rivaux littéraires en quelque sorte au début du XXe siècle.) Il semblerait en tout cas qu’il y ait une vraie volonté d’immersion : le jeu fait référence à des modèles de voiture précis, l’image dans le manuel ainsi que la police recréent l’époque plutôt bien et, avec le jeu, il y a une carte de, en gros, la Haute-Normandie (Évreux, Honfleur, etc.), où se déroule l’action.
Pour les connaisseurs, deux questions : quel est le premier jeu d’aventure textuelle français où l’on incarne une femme ? Et quel est le premier avec un feelie, ou une carte ? Je connais pas trop mal les jeux jusqu’en 1983, et ce jeu est de 1985, donc c’est possible qu’il soit la réponse à ces questions-là…
J’ai fait quelques recherches sur Internet concernant les auteurs, espérant avoir quelque chose à dire sur les conditions de production. Malheureusement, je n’ai rien trouvé sur Jean-Luc Delmon… mais on trouve beaucoup de choses sur Denis Friedman ! D’après cette interview et d’autres sources, comme une publication Facebook et une interview donnée au MILIA (ah, les souvenirs), et son profil Viadeo, voici ce que je peux retracer. Denis Friedman est entré chez Atari France en 1982, juste avant le rachat d’Atari par Jack Tramiel. Avec le crash des jeux vidéo de 1983, qui affecta beaucoup Atari, Tramiel licencia environ 90 % des employés, et commença le projet qui devint l’Atari ST ; Friedman survécut à cette vague de licenciement, et fut directeur de l’édition de logiciels chez Atari France. C’est à cette époque qu’il conçut Caméléon (un autre launch title de l’Atari 130XE, très rare apparemment) et l’Énigme du triangle (je vais me hasarder à dire que c’était sans doute pour montrer les capacités d’AdventureWriter). Après un crochet par la Silicon Valley pour gérer les logiciels third-party pour l’Atari ST, il passa ensuite chez Broderbund France, sur un rôle de producer (chef de projet sur un jeu), puis de directeur de Broderbund Europe. Il passa ensuite en 1993 chez Sony Psygnosis, où il fut chef de projet sur l’adaptation de la Cité des enfants perdus et sur Adidas Power Soccer, parmi les premiers jeux PlayStation. Il partit en 1996 (à la fin du développement d’Adidas Power Soccer mais avant sa sortie) pour fonder sa boîte d’effets spéciaux numériques, Chaman, attiré par les possibilités de la 3D, qui était en train d’exploser à ce moment-là. Il travailla sur un projet de film d’animation de 52 minutes, Gaina, qui devint Kaena: La Prophétie, un des premiers films d’animation en 3D fait en France. Il continue à l’heure actuelle de mener une carrière en tant que producteur de films d’animation.
Tout cela nous emmène bien loin du point de départ ! En tout cas, il semblerait que The Quill, hit en 1983 au Royaume-Uni et qui fut populaire pendant des années, créant tout un pan de l’industrie de l’aventure textuelle, n’ait jamais réussi à s’implanter aux États-Unis ou en France. L’Énigme du triangle restera donc sans doute une curiosité unique en son genre !
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