Suite à l’écriture de mon article précédent (“Tout est politique”, même la fiction interactive), je me suis demandé si la politique s’était greffée a posteriori sur le genre ou si on pouvait la déceler dans ses fondements mêmes. 

Révolte de l’art / Art de la révolte

En 1938, André Breton, Diego Rivera et Leon Trotski publient le manifeste pour un art révolutionnaire indépendant, dont voici un extrait :

« En matière de création artistique, il importe essentiellement que l’imagination échappe à toute contrainte, ne se laisse sous aucun prétexte imposer de filière. A ceux qui nous presseraient, que ce soit pour aujourd’hui ou pour demain, de consentir à ce que l’art soit soumis à une discipline que nous tenons pour radicalement incompatible avec ses moyens, nous opposons un refus sans appel et notre volonté délibérée de nous en tenir à la formule : toute licence en art.

(…) en défendant la liberté de la création, nous n’entendons aucunement justifier l’indifférentisme politique et qu’il est loin de notre pensée de vouloir ressusciter un soi-disant art « pur » qui d’ordinaire sert les buts plus qu’impurs de la réaction. Non, nous avons une trop haute idée de la fonction de l’art pour lui refuser une influence sur le sort de la société. Nous estimons que la· tâche suprême de l’art à notre époque est de participer consciemment et activement à la préparation de la révolution. »

La fiction interactive étant à la croisée de la littérature (le 5ème art), du jeu vidéo (le 10ème art) et dans certains cas de l’art visuel (le 3ème art), elle serait, si l’on en croit ce manifeste, également porteuse de la lourde tâche de faire advenir la révolution. 

Jean Massiet, vulgarisateur politique, streamer sur la plate-forme Twitch et chroniqueur animant l’émission Backseat émet un bémol sur cette analyse marxiste du monde :

« L’idée selon laquelle tout est politique n’est pas défendue par tout le monde. Mais si on l’analyse selon une perspective structuraliste, alors oui, tout jeu vidéo est politique, y compris les titres qui se veulent les plus naïfs, puisque toute œuvre d’art est politique, que tout objet artistique nous dit quelque chose sur le monde. Disons que c’est ce qu’un vrai marxiste pourrait dire. Ce n’est pas forcément quelque chose que je défends. En tant que loisir, un jeu vidéo n’est pas toujours imprégné de notions politiques. J’ai du mal à en voir dans Everybody’s Golf, par exemple. »

Pourtant, à l’heure où les terrains de golfs sont régulièrement pointées du doigt par les associations écologistes1 pour leur recours massif aux pesticides, l’occupation d’énormes surfaces qui deviennent stériles et réservées au loisir d’une poignée de personnes qui peuvent se le permettre et dont l’entretien nécessite l’utilisation d’une quantité d’eau indécente alors que l’état des nappes phréatiques est préoccupante, on peut toujours apporter une lecture critique, même pour un jeu aussi insignifiant que Everybody’s Golf.

Mais revenons-en à notre première question, en quoi est-ce que la FI pourrait-être qualifiée de punk ?

Do It Yourself / Open Source

Le mouvement punk apparaît au début des années 70, en opposition à une société de consommation dont les punks sont les enfants et la première génération à connaître la crise économique. Tout comme le mouvement punk naît dans un contexte politique spécifique, c’est en 1985 – suite à l’élection de Ronald Reagan dont le programme défend une réduction des dépenses sociales, réduit les droits syndicaux, et dont la politique fiscale est clairement en faveur des riches – que Steve Meretzky écrit A Mind Forever Voyaging, qui deviendra un monument de la fiction interactive, et qui peut-être joué ici ! Pour en savoir plus lisez l’excellent article de Aaron A. Reed.2

Au delà de ses revendications politiques, la pratique du punk ne suppose pas de savoir lire la musique (les accords sont simples), elle n’implique pas de savoir chanter (puisqu’on y hurle), et elle est peu coûteuse (on peut jouer sur du matos pourri et enregistrer dans une cave).

Dessin de Tony Moon dans le fanzine DIY Sideburns (1976)

Le génie du punk, c’est qu’il n’est pas nécessaire de savoir jouer d’un instrument pour commencer. Ce qui compte, c’est ce que vous avez à dire.

Ruth Miller

L’accessibilité et l’esprit DIY infusent nombre de Logiciels Libres ou Open Source utilisés par les créateurs de fictions interactives, qui permettent aux artistes d’être expressifs sur Internet sans avoir à apprendre à programmer et aux bidouilleurs de se réapproprier le code de certains logiciels pour en élargir les usages.

Et comment ne pas penser à l’esprit joyeusement foutraque des fanzines punks qui fleurissaient à grand renfort de collage et de photocopies lorsque l’on observe le code source de certains jeux Inform dont la moitié des lignes sont des copiés-collés empruntés à divers jeux et tutoriels glanés sur Internet ?

L’histoire de Twine est particulièrement intéressante : la « RÉVOLUTION TWINE » ne consistait pas simplement à faire faire des jeux par des non-programmeurs. Twine offrait un foyer aux personnes qui se sentaient exclues de l’industrie, en particulier aux concepteurs historiquement marginalisés.3

P.B. Parjeter brosse un rapide tour d’horizon de l’histoire de Twine dans un de ses articles paru sur IntFiction4 :

« Lancé en 2009. Les premières œuvres d’auteurs tels que Porpentine (« Howling Dogs ») et Anna Anthropy (« And the Robot Horse You Rode in On ») étaient souvent proches du style visuel de base de Twine. Nombre de ces œuvres se concentrent sur le genre et la politique sociale ; en outre, beaucoup de ces jeux ont été salués pour leurs structures créatives.

Twine a fait irruption dans le grand public en 2013 avec le jeu controversé de Zoe Quinn, « Depression Quest ». La polémique a suscité beaucoup de réactions et inspiré une avalanche de jeux Twine.

Capture d’écran de Depression Quest

Certains se sont demandé si les jeux traditionnels de fiction interactive (notamment les parsers) et Twine devaient être séparés pour préserver la vieille garde d’un déluge de jeux basés sur le choix, ou si l’avant-garde Twine devait être mise sur un pied d’égalité avec les œuvres traditionnelles.

D’un autre côté, Twine lui-même a commencé à attirer de nouveaux styles qui ont édulcoré ses racines gauchistes. En 2014, l’exposition « Fear of Twine » de Richard Goodness a été créée spécifiquement pour ceux qui se considéraient en dehors de la sous-culture Twine. Indépendamment, des auteurs comme Paperblurt (« Capsule II ») et lectronice (« do not forget ») ont créé des œuvres très flashy et techniquement très avancées, mais peut-être sans le mordant politique qui définissait les premiers jeux Twine »

L’appropriation par une communauté d’un moteur de fiction interactive pour y apporter des thématiques plus politiques mais aussi plus personnelles, et les polémiques qui ont suivies peuvent complètement se retrouver dans la manière dont le punk a été considéré par ses détracteurs au moment de son émergence. Et tout comme Twine a pu par la suite être utilisé pour des projets dépolitisés, le punk a été absorbé par la société du spectacle en tant que produit de consommation.

La scène indé

A l’instar du milieu punk, il existe une scène indépendante foisonnante dans la fiction interactive. Mais, d’abord, indépendante vis à vis de quoi ? Et bien vis-à-vis des grosses franchises qui doivent policer leur contenu.

Emeric Thoa est concepteur de jeu, anciennement chez Ubisoft, et quitte la grosse entreprise pour fonder The Game Bakers, un studio indépendant. Il s’exprime à ce sujet dans le numéro 71 de JV intitulé « Jeu Vidéo et Politique »5

« Non seulement on a une liberté incomparable, mais en plus, on a presque intérêt à être vocal sur notre propos, nos valeurs, notre vision en tant qu’auteur. C’est presque notre seul avantage par rapport aux goliaths de l’industrie. C’est ce qui nous rend différents et attractifs. On a moins de budget, moins de force de frappe, mais on a plus de gueule. »

Des propos corroborés par Jean Massiet que j’ai présenté plus haut : « Un indé doit miser sur sa singularité, son regard sur le monde. Il ne doit pas être fade. Il faut rester rugueux quand on est petit et éviter de se lisser en grandissant. Le meilleur exemple, c’est Minecraft. On est parti d’un logiciel un peu punk, révolutionnaire, open-source, très de gauche, en fait. Et aujourd’hui, c’est devenu un jeu très calme, très gentil. Donc oui, quand on est indé, il faut y aller à mort, quitte à être clivant, aborder le sexe, la violence, le sang… La question de la pudeur ne se pose d’ailleurs que dans les gros jeux, là où les indé n’hésitent jamais à parler d’hémoglobine et de cul. »

En explorant ce superbe site qu’est fiction-interactive.fr j’ai découvert le travail de François Coulon à travers un entretien avec Hugo Labrande, dont les enseignements sont riches au sujet de Hawaii, une fiction interactive particulièrement irrévérencieuse :

« Dans Hawaii, on retrouve un humour un peu foutraque, irrévérencieux, et punk (avec notamment des notes précisant des objets mal dessinés). Parce que c’était l’époque, ou le délire avec Cyrille Vanoye, ou est-ce que c’est toujours un but que de faire rire et proposer quelque chose de décalé ?

Sans me sentir spécialement punk (le mouvement, en lui-même, était largement épuisé), j’avais aimé l’attitude des Sex Pistols ou des Ramones quelques années plus tôt. Le punk était une rupture, mais l’esprit foutraque l’avait précédé en France. Avec des dessinateurs très techniques comme Gotlib ou Cabu, mais une place pour des gens peut-être plus caustiques, comme Édika, Reiser, Bretécher. Sentimentalement, j’aurai toujours une place pour les années quatre-vingt, mais on oublie toutes les manières qu’on y faisait, l’atmosphère politique irrespirable. Pour moi, les jeux se prenaient effroyablement au sérieux ; ils s’embourbaient dans des thèmes fantastiques ou médiévaux, qui ont donné de bons moments mais devenaient vite pesants. Cyrille et moi étions dans un épouvantable lycée catholique, que fréquentera plus tard un président. Cyrille était plutôt BCBG et semblait s’en accommoder ; moi plutôt nerd, je luttais contre des envies de meurtre. Hawaii a eu quelque chose de cathartique. L’âge adulte se profilait ; c’était le moment ou jamais d’être potaches, brouillons, imparfaits, maladroits ».

Au cœur de la tempête

En 2019, lors des manifestations à Hong Kong contre l’amendement de la loi d’extradition, le studio Herstory (exclusivement féminin) crée le jeu Karma, un visual novel dystopique dénonçant les dérives du gouvernement, et ayant pour but de soutenir la cause des manifestants : l’ensemble des gains issus de la vente de Karma alimente les caisses de l’organisation Spark Alliance HK, dont le rôle est d’apporter un soutien à la fois légal et financier aux personnes arrêtées lors des marches.

Dans la même veine, The Revolution of Our Times est un jeu narratif à choix dans lequel on incarne le rôle d’un manifestant de Hong Kong. Le protagoniste, fatigué et frustré par l’échec du mouvement des parapluies de 2014 envisage de participer à la manifestation prévue le 9 juin 2019… Chaque décision a des conséquences sur l’opinion publique de la ville, sur les compétences et les attributs du joueur, et même sur ses relations amoureuses. Le joueur peut acheter des équipements de protection et des armes. De même, le risque d’arrestation, de mort, et d’extradition vers la Chine est omniprésent.

80% des revenus du jeu devaient être reversés à Spark Alliance, mais le jeu a été suspendu 3 jours après sa parution par Google Play.

Ces projets dont les bénéfices visent à soutenir des causes sont loin d’être les premiers, et ont été largement popularisé par le mouvement punk !

Compil de soutien / Bundle for Social Justice

Dès les années 70, de nombreuses compilations de groupes de punk voient leur bénéfices directement reversés pour soutenir des causes diverses comme l’écologie, le féminisme, l’aide aux migrants, afin de lutter contre la précarité, etc. Et comme le dit l’adage, « Punk is not dead », pour preuve en 2020, pendant l’épidémie de Covid, la compilation « Quarantaines » sort à Marseille regroupant une quarantaine de groupes au profit de la caisse de solidarité du collectif Soutien Migrants 13 — El Manba / Parastoo. En 2021, une compil’ punk en solidarité avec la lutte en Colombie voit le jour, et en 2023 une vingtaine de groupes punk toulousains offrent leurs titres dans le cadre d’une compilation appelée « La beauté est encore dans la rue » en soutien à la caisse de grève des précaires de l’éducation nationale…

Sur le même modèle, on peut trouver sur itch.io un « Grève Bundle » regroupant des jeux crées lors de la Grève Jam, et dont les bénéfices vont à la caisse de grève du Syndicat des Travailleurs·euses du Jeu Vidéo (STJV) pour aider à compenser les pertes de revenus liées à la lutte contre la réforme des retraites de 2023. On peut y trouver des fanzines, quelques jeux arcade (notamment Lacrymo Tennis qui consiste à renvoyer des grenades lacrymogènes avec une raquette pour protéger un cortège de manifestants), mais aussi une poignée de fictions interactives. Avant cela, un Bundle for social justice6 avait été mis en place suit à la mort de George Floyd, récoltant plus de 7 millions d’euros.

Enfin, la Fuck Capitalism Jam, dans son esprit tout comme dans le graphisme qu’elle a choisi, ne laisse aucun doute sur ses accointances avec l’esprit punk.

 Voici un extrait de sa note d’intention :

« Pourquoi des jeux pour lutter contre le capitalisme ?

Haha ! Vous vous dites peut-être : « Vous plaisantez ? Comment puis-je changer les choses en créant des jeux tout en mangeant des chips sur mon canapé ? ». C’est simple. Comme nous l’avons dit, une partie essentielle de ce combat (si ce n’est la plus importante) se situe TOUJOURS au niveau du discours. La meilleure narration l’emporte.

Les jeux sont également amusants (ou ludiques dans leur sens le plus large) et constituent l’un des meilleurs mécanismes pour diffuser de nouvelles idées. Et vous, bien-aimés créateurs de jeux, faites partie des personnes les plus intelligentes au monde parmi celles qui communiquent des idées en s’amusant.

Alors, créons des jeux pour lutter contre le capitalisme !!!

Pourquoi ouvrir à autre chose que des jeux ?

D’accord. Vous vous dites peut-être : « Attendez une seconde ! Pourquoi limiter ce concours au contenu interactif ? Les jams ne sont pas exclusifs aux jeux et il y a beaucoup de gens comme MOI qui ne veulent pas faire un jeu mais qui veulent aussi participer ! ». Alors, putain de OUI ! Illustrateurs, dessinateurs de BD, écrivains, poètes, musiciens… cette jam est AUSSI pour vous ! Et le plus cool, c’est que itch.io est intelligemment conçu pour accueillir ce genre de projets.

Alors, utilisons N’IMPORTE QUEL TYPE d’art pour lutter contre le capitalisme !!! »

Puisqu’il faut conclure

Je ne sais pas si l’on peut parler d’ADN punk, mais en explorant les liens entre la fiction interactive et le mouvement punk, il est clair que ces deux mondes partagent une affinité profonde pour l’expression artistique non conventionnelle. Tout comme le punk a émergé en réaction à la société de consommation et a promu l’accessibilité et l’expression personnelle, la fiction interactive offre un espace appropriable où de nombreuses personnes peuvent s’exprimer et défendre leurs idées sans les contraintes traditionnelles de la narration.

Plus encore, la fiction interactive est peuplée par une communauté de passionnés (avec ou sans crêtes) qui ne comptent pas leur temps pour filer des tuyaux, mettre les mains dans le cambouis du code et aider les débutants (comme moi) à composer des morceaux sans avoir jamais appris le solfège. Alors rien que pour ça, merci les potes, à mes yeux vous êtes des vrais keupons.

  1. https://grondementsdesterres.org/article/deuxieme-grondement/dix-raisons-pour-lesquelles-les-grondements-des-terres-sen-sont-pris-aux-golfs/ ↩︎
  2. https://if50.substack.com/p/1985-a-mind-forever-voyaging ↩︎
  3. https://www.theverge.com/c/22321816/twine-games-history-legacy-art ↩︎
  4. https://intfiction.org/t/belated-post-mortem-dr-sourpuss-is-a-french-history-allegory/51651 ↩︎
  5. https://www.jvlemag.com/magazinesdmatrialiss/jv71-0220-version-numerique ↩︎
  6. https://www.radiofrance.fr/franceinter/mort-de-george-floyd-comment-le-monde-du-jeu-video-independant-a-recolte-plus-de-7-millions-d-euros-2857862#Echobox=1592297521 ↩︎