Je vous emmène aujourd’hui dans une exploration des jeux à parser qui va de 1980 à 2020 – hé oui, ça fait plus de 40 ans qu’il y a des jeux vidéo à analyseur syntaxique en français ! On va se focaliser sur une question qui me taraude depuis un petit moment, et qui va faire l’objet de notre article du jour, grâce à Grégoire Schneller (alias Eriorg sur notre forum, qui est dans notre communauté depuis, pfouh là là, une quinzaine d’années, et qui a une excellente mémoire) qui a collecté la majeure partie des sources de cet article.
On va parler : indicatif, impératif, infinitif.
Un problème invisible pour les anglophones
Mettez-vous dans la peau d’un anglophone. Vous avez beaucoup de chance, votre tableau de conjugaison est super simple. J’ouvre ? I open. Ouvre ! Open ! Ouvrez ! Open ! Ouvrir ? To open. Open, open, open.
Du coup, quand vous jouez à un jeu à analyseur syntaxique et qu’on vous demande de taper une commande « verbe + objet », vous ne réfléchissez même pas, vous écrivez open box
. Cool.
Revenons dans la peau d’un francophone. Quelle est la bonne traduction de open box
? Plusieurs écoles s’affrontent, et la réponse n’est vraiment pas évidente.
- Certains (quasiment tout le monde chez les contemporains) diront : infinitif. « Ouvrir la boîte » – sous-entendu, « je veux… ouvrir la boîte ».
- D’autres diront : impératif. « Ouvre la boîte » – sous-entendu : « ordinateur, ouvre la boîte s’il te plaît ».
- Enfin, on pourrait dire : indicatif. « (J’) ouvre la boîte », comme quand dans un jeu de rôle vous répondez au maître du jeu en restant dans le personnage.
Qui a raison ? Qui a tort ? En fait, personne ! Pour déterminer ceci on peut regarder les explications que les anglophones donnent pour donner une idée au joueur de ce qu’il doit taper.
- Il y a des jeux qui disent What should you, the detective, do ? (dans The Witness d’Infocom), que l’on peut traduire par « que devriez-vous faire » ; vous pouvez répondre par « je marche » (indicatif) ou « je devrais marcher » (ici, marcher est à l’infinitif).
- D’autres jeux diraient, tels des MJ de jeux de rôle, « Vous arrivez à une grande tour. Que faites-vous ? », et la réponse semble être de l’indicatif (« Je lui donne un coup de pied »).
- Il y a des jeux qui disent « Que faire ? » ; la réponse cohérente après ceci est à l’infinitif (« Prendre une grande respiration. »).
- D’autres disent « Que voulez-vous faire ? », et une réponse est « Je veux sauter » (action à l’infinitif, donc).
- Et enfin, il y en a d’autres où l’ordinateur vous dit « Que dois-je faire ? », où une réponse cohérente est d’utiliser l’impératif (« Arrête la machine »).
Bref, selon la façon dont vous formulez la question (implicite, ou explicite si vous voulez aider les nouveaux joueurs), les trois sont possibles. Les anglophones, bien sûr, ne s’en rendent même pas compte (bon, j’exagère un peu, la majorité penche du côté de l’impératif, si je me souviens bien de ce fil sur intfiction.org, mais il y a de tout, et ça n’est pas une question importante pour eux).
Du reste, la bibliothèque Inform 6 (et I7 ?) en français ne tranche pas. Les verbes sont écrits par défaut à l’infinitif, mais il y a un bout de code (UnknownVerb
, qui se déclenche quand on ne reconnaît pas le verbe, mais avant que le parser abandonne et dise « Je ne connais pas ce verbe ») qui permet de reconnaître les formes conjuguées des verbes et les fait correspondre à leur équivalent à l’infinitif. Ça prend 450 lignes, toutes fascinantes (« if (word=='bouge') return 'bouger';
», etc.) mais au moins la bibliothèque est flexible !
Une fois ce constat neutre (Grégoire est helvète, après tout) posé, on peut se poser la question : dans les faits, en pratique, qui vote pour quoi ? Quels sont les usages ? La majorité des gens de nos jours utilisent l’infinitif. Pourquoi ? Plongeons-nous dans les sources qu’il nous a fournies.
Les temps anciens
Revenons aux sources. Non, pas Adventure, mais le premier jeu en français à avoir été distribué dans le commerce : la traduction en français de Mystery House, en 1980. (Vous ne saviez pas qu’elle existait ? Yoruk vous l’a retrouvée !) Dans cette version, le jeu indique clairement au joueur d’utiliser l’infinitif (« aller ») dans les messages l’aiguillant. Est-ce que la tradition d’utiliser l’infinitif vient de là ? Pas si vite. Et pourquoi utiliser l’infinitif ? Je ne sais pas trop, mais notons que le traducteur, Tom Navelanko, ne semble pas être un natif francophone : des critiques de l’époque notent qu’il y a des contresens et tournures étranges (« éventuellement » pour « eventually », « ne frappez pas ‘aller’ »…). Du coup, ce choix de traduction – dans un contexte où personne n’en avait jamais joué en français – n’est peut-être pas quelque chose auquel on doit attacher beaucoup de poids.
Avant de regarder notre prochain jeu, une petite escale en 1981 : dans le numéro 11 de Jeux & Stratégie, en octobre, on parle du futur des jeux vidéo ; et dans un paragraphe qui parle de Zork (oui oui !), on dit qu’il en existe peu en français. L’explication donnée est que « go door, take note » est mieux que « aller porte, prendre message ». Mmh, intéressant : pourquoi utiliser l’infinitif ? (Je ne connais pas d’autre jeu en français que la traduction de Mystery House à cette époque ; possible que l’auteur ait joué à ce jeu et ait été influencé…)
Septembre 1982, et « La caverne des lutins », jeu sorti sur Victor Lambda (c’est le nom d’un micro-ordinateur, oui oui). Il s’agit d’un jeu 100 % texte, dont le manuel dit « Victor est toujours à vos côtés et vous assiste. Donnez-lui les ordres que vous voulez lui voir exécuter. ». On est clairement dans une formulation implicite de « Qu’est-ce que je fais, moi, l’ordinateur ? », et les exemples de commandes sont donnés à l’impératif : « examine », « regarde ». Un partout, la balle au centre…
Ensuite, c’est le boom des jeux d’aventure. En 1983, « Le vampire fou », premier jeu de Jean-Louis Le Breton, dit clairement dans l’aide « tapez un verbe (à l’infinitif) ». Dans d’autres jeux Froggy Software, comme « Même les pommes de terre ont des yeux ! », on nous dit dans le manuel « l’usage de l’infinitif est préférable au mode conjugué », même si le jeu indique bien se baser sur les 5 premières lettres des mots ; même recommandation dans « Le crime du parking » (1984), et dans « Tempête sur les Bermudes » (1986), on vous dit clairement d’utiliser l’infinitif. Par contre, « Le mystère de Kikekankoi » (1983) dit au dos de sa jaquette (la version CPC de 1985 au moins) : « J’avale la soupe orange », de l’indicatif ! On peut noter aussi « Le diamant de l’île maudite » (1985), de Loriciels, qui a un analyseur syntaxique malin : dès que vous avez tapé 3 ou 4 lettres, le jeu reconnaît le mot (parmi son vocabulaire limité) et le complète. Quand vous commencez à écrire un verbe, il est complété à l’impératif ! Regardons aussi « Le passager du temps » (1987) : le jeu a besoin que l’on tape les verbes en entier et à l’impératif, comme « lis lettre ». Bref, on dirait que c’est un peu selon l’humeur des auteurs !
Notez que depuis quelques paragraphes, je ne parle pas en termes de « qu’est-ce que l’ordinateur reconnaît », mais plutôt « qu’est-ce que le manuel ou le jeu vous disent d’utiliser ». Il y a une raison simple à ça : la majorité des jeux de l’époque ne regardaient pas le mot en entier, mais ne regardaient que les 3 ou 4 premières lettres. (Ce n’est pas le cas de « Le Passager du Temps » ou « Conspiration de l’An III », qui veulent le mot entier.) Ainsi, « regarde », « regarder », « regardez » était transformé en REGA et comparé à une table de verbes comme ça. Il n’empêche que les joueurs ne tapaient pas toujours REGA, PREN, OUVR ; la question de savoir ce qu’il y avait dans la tête des joueurs et comment ils concevaient le parser est toujours intéressante.
Grégoire m’a raconté une anecdote qui peut aussi faire pencher la balance en faveur de l’infinitif : les erreurs de conjugaison. En effet, si votre joueur écrit « prendt l’épée », est-ce que vous l’acceptez ou pas ? OK, vous allez me dire que la plupart des erreurs de conjugaison n’étaient pas détectées à cause du fait que les jeux regardaient les 4 premières lettres. Alors, que pensez-vous du jeu « Conspiration de l’An III », jeu qui demandait des commandes à l’impératif, mais dans lequel malgré tout la commande pour sortir n’était pas « SORS » mais « SORT » ? Et préférez-vous un jeu à l’infinitif avec un verbe « CONVAINCRE », ou le même à l’impératif ? C’est un des arguments de Jean-Luc Pontico plus tard : conjuguer certains verbes à l’impératif, c’est parfois compliqué, alors que tout le monde connaît l’infinitif.
On peut aussi vouloir regarder du côté de jeux qui, bien que n’étant pas des fictions interactives, avaient tout de même une interface à base de verbes : les jeux LucasArts et les jeux Sierra, pionniers des jeux d’aventure en point-and-click. Dans ces jeux, quelques verbes sont écrits sur l’écran, et il faut cliquer sur le verbe et l’image de l’objet pour faire une commande. Dans la version anglaise, les verbes sont-ils à l’impératif, l’indicatif, l’infinitif ? Mystère (le manuel dit « verbes (mots d’action) » – je commence à croire que les anglophones ne sont pas aussi bons en grammaire que les francophones). Regardons alors les versions françaises, et là c’est le bazar total…
- Dans Monkey Island 2, c’est l’impératif (deuxième personne du singulier, « tu ») qui est utilisé (donne, prends, parle, ouvre, pousse, tire, ferme, regarde, utilise).
- Dans Monkey Island 1, si je ne me trompe pas, dans la version disquette, c’est l’impératif « vous ») et dans la version CD-ROM, c’est l’impératif « tu » , sauf quand on fait déplacer Guybrush – le jeu dit alors des choses comme « marchez pirates » (pourquoi vouvoyer maintenant ? Un bug, sans doute).
- Dans Indiana Jones et le mystère de l’Atlantide, et dans Indiana Jones et la dernière croisade, c’est l’infinitif qui est utilisé partout (donner, prendre, utiliser, ouvrir, parler, pousser, fermer, regarder, tirer, et « marcher vers la chose en pierre » – ah, quand même).
- Dans Zak Mc Kracken, c’est l’impératif, mais on vous vouvoie (lisez, ouvrez, poussez, etc.).
Les Espagnols et les Italiens ont le bon goût d’être plus cohérents : les Espagnols utilisent l’infinitif dans les cinq jeux LucasArts mentionnés ci-dessus, et les Italiens utilisent l’impératif dans ces mêmes jeux. D’ailleurs, de ce que j’ai pu voir dans des captures d’écran ou des solutions de fictions interactives, cette convention est plutôt vraie en général : les Espagnols tapent « IR AL OESTE », les Italiens tapent « PRENDI IL MANUALE ».
Praticiens modernes
Quand je parle de praticiens modernes, je parle de la 2e vague de la fiction interactive, celle qui commence pour nous avec la traduction des bibliothèques Inform 6 par Jean-Luc Pontico. (C’est nous !) Et là, le choix majoritaire est celui de l’infinitif.
La raison est relativement simple. En se replongeant dans les archives de la liste de diffusion (qui précéda notre site et notre forum et notre discord !), le premier message qu’on a sauvegardé montre Jean-Luc Pontico, traducteur des bibliothèques Inform 6, se questionner justement sur l’infinitif vs l’impératif. Deux personnes lui répondent : la première dit « infinitif, parce que j’imagine toujours que le parser veut dire : ‘je veux…’ », la deuxième dit « l’impératif est la solution naturelle ». On est bien avancés…
Cependant, Jean-Luc Pontico préfère l’infinitif ; la première version de la bibliothèque supportait les 2, mais ça faisait 2 fois plus de verbes (et encore, il ne prenait pas en compte le vouvoiement), ce qui est dommage. Une autre raison qu’il avance est celle de la conjugaison : « l’orthographe de l’impératif n’est pas intuitive ». (Quand on pense aux auteurs de« Conspiration de l’An III », on ne peut qu’approuver…) Et il semblerait, d’après ce message dans le forum, que Pontico n’ait pas joué aux jeux d’aventure pendant les années 80 ; cependant, pour les besoins de sa traduction, il indique avoir téléchargé des jeux Apple II (sans doute le pack « france1.zip », uploadé en 1997 – vous n’étiez pas nés) pour regarder ; or, ce pack contient surtout des jeux Froggy Software, qui utilisait l’infinitif de façon quasi exclusive !
Il semblerait en fin de compte (je n’ai pas de copie des bibliothèques I6 de l’époque…) que Jean-Luc Pontico ait décidé de simplifier le code de ses bibliothèques et de ne garder que l’infinitif. Ceci a causé une discussion sur les newsgroups anglophones lors de la sortie de Filaments, où plusieurs joueurs anglophones étaient confus que l’impératif ne marchait pas. L’auteur de Filaments, FibreTigre, explique donc ses raisons. Il en a tiré un post de blog quelques années plus tard, dont je vous recommande la lecture, car il réfléchit à la relation joueur-personnage. Il mentionne aussi que l’impératif est compliqué car il y a plusieurs personnes (tu et vous) à prendre en charge ; cet argument revient assez souvent, par exemple dans ce message, où Otto Grimwald et Eriorg (Grégoire) disent que l’impératif, ça fait beaucoup de travail pour une utilisation faible.
Il y a donc consensus ! Même si, à un moment donné (avant 2008, si j’en crois le dépôt des bibliothèques), quelqu’un (je ne sais pas qui ; Stormi, qui était particulièrement actif dans le développement de ces bibliothèques à l’époque ?) a écrit ce fameux bout de code de 450 lignes dans UnknownVerb
, qui fait que les verbes pris en charge par défaut par la bibliothèque sont aussi reconnus à l’impératif.
Il y a quelque temps, je m’étais mis en tête que je pouvais peut-être écrire en moins de 450 lignes un « déconjugueur », qui renvoie l’infinitif à partir de l’impératif ou l’indicatif. J’avais un peu avancé, mais vu le nombre d’exceptions, j’avais un peu laissé tomber… Motivez-moi s’il vous plaît !
En conclusion : tout est possible, mais traditionnellement (depuis 2000, mais potentiellement avant aussi) on utilise l’infinitif ! Ce n’est pas forcément plus clair pour expliquer la forme d’une commande à un joueur, mais cette convention a le bon goût d’éviter des erreurs de conjugaison et de minimiser le travail pour l’auteur. Et voilà, vous savez tout sur le sujet !
3 décembre 2020 at 19 h 12
Je viens de voir que mon nom est cité dans l’article !
Eh bien, je dois l’avouer : le support de l’indicatif et de l’impératif dans les bibliothèques francophones pour inform 6 n’est pas de moi.
J’ai toujours supposé que c’était de JL.