Netflix n’a pas inventé le film interactif ! France Télévisions non plus, à vrai dire, mais c’est son expérience en la matière que nous allons examiner aujourd’hui.

Image de Tantale.

Crevons l’abcès tout de suite, vous n’avez probablement jamais entendu parler de TANTALE. Encore que, pour venir sur ce site, vous vous intéressez peut-être assez au sujet pour faire partie des exceptions. Non pas qu’il s’agisse d’une production confidentielle (c’est accessible gratuitement sur l’internet), mais il est difficile d’en comparer la portée à celle de Bandersnatch, dont nous parlions il y a quelques mois. Je préfère donc commencer par proposer la bande annonce du film :

Alors, TANTALE, c’est quoi ?

Un film interactif réalisé par Gilles Porte et principalement diffusé en 2016 et en 2017. Différentes salles l’ont accueilli mai,s maintenant on le consulte sur http://tantale.nouvelles-ecritures.francetv.fr/.

Le film est aussi disponible en anglais sous le nom de TANTALUM, à l’adresse suivante : http://tantale.nouvelles-ecritures.francetv.fr/en

D’une durée d’environ 30 minutes, il vous propose d’incarner le président de la République française au moment de l’attribution des Jeux olympiques. En mode « realpolitik », vous êtes donc supposé tout faire pour que la France organise les Jeux et bénéficie de la croissance que cet événement promet. Mais serez-vous prêt à toutes les concessions éthiques que cela peut entraîner ?

OK, C’EST PAS FUNKY. Mais c’est bien réalisé. Avant même de parler des aspects interactifs, je veux dire. Un bon casting, une belle image, une BO prenante (par Vincent Courtois). Et même une direction sonore intéressante puisque l’équipe a eu recours au son binaural. Notamment durant les…

Bulles de décision

Lorsqu’en tant que spectateur ou spectatrice, un choix se présente, le film nous projette dans une « bulle de décision ». L’image change (vision subjective, plans serrés) mais le son aussi. On passe alors de la stéréo au son binaural. Ce procédé, qu’on appelle parfois « son 3D » ou « son spatialisé », tente de restituer de la manière la plus fidèle possible ce que vous pourriez entendre en réalité.

On n’avait jamais vu le professeur Strauss d’aussi près.

Pour bien bénéficier de ces effets (réalisés ici par Hervé Déjardin et Frédéric Changenet, de Radio France), il est fortement conseillé de porter un casque audio.

TANTALE propose une ambiance sonore sympathique mais si vous voulez découvrir tout le potentiel du son binaural, je vous conseille d’aller écouter l’enregistrement du « coiffeur virtuel » (virtual barbershop) qu’on peut trouver assez facilement sur internet. Casque obligatoire ! =)

Un petit regret quand même au sujet de cet aspect sonore… il est tellement mis en avant que le film ne propose aucun sous-titre, rendant son accessibilité pour les malentendants plus que délicate.

Pour finir à propos des bulles de décision, sachez aussi que vous disposez d’un temps limité. Au-delà, un choix aléatoire est opéré.

Structure du film

Ne lisez pas ce qui suit si vous n’avez pas encore vu le film et souhaitez garder un peu de surprise !

Elle est très simple mais relativement efficace. On est sur quelque chose de très linéaire, avec des décisions binaires à prendre de temps en temps (cinq fois au total, si on ne compte pas la première qui fait un peu office de didacticiel). On est donc sur une arborescence type LDVELH (livre dont vous êtes le héros), mais qui limite largement le risque exponentiel en réutilisant beaucoup de parties ici et là.

On annonce cinq fins différentes, et vingt-cinq façons d’y arriver. L’une de ces fins apparaît au tout début dans un choix trivial et forcé (un peu comme au début de Bandersnatch), donc on reste avec quatre fins pertinentes :

  • L’Inde gagne.
  • La France gagne.
  • La France gagne mais refuse.
  • La France et l’Inde collaborent pour dénoncer la corruption.

Tout ceci est conditionné par un faible nombre de choix, mais là encore si cinq décisions sont annoncées, on peut en compter moins. Même après avoir exclu la décision du didacticiel (sortir du bain ou pas… si on ne le fait pas l’histoire redémarre), la première décision mise en avant (Hugo/Lamartine) n’a pas vraiment d’impact et il ne nous reste que quatre choix importants :

  • répondre au téléphone ou pas ;
  • réfléchir ou refuser l’offre d’Auguste ;
  • CIO / exfiltration ;
  • guerre ou pas.

Un cinquième niveau de bifurcation est bien visible dans le schéma d’arborescence (voir plus bas), sous la mention « Isa ? Hunt ? » mais si je ne m’abuse cela fait référence au tout premier choix pertinent (répondre au téléphone ou non).

On tombe assez facilement sur une fin peu satisfaisante (l’Inde gagne), ce qui pousse à revisionner le film en prenant d’autres choix. Et certaines fins sont délicates à dénicher. Pour le jour où le film débarquera sur Steam, les succès à débloquer sont tout trouvés. 😉

Voici une image floue et peu lisible mais qui montre l’allure de l’arborescence mise en jeu :

Arborescence de Tantale.
Les couleurs en bas distinguent les quatre fins différentes.

Si vous ne craignez pas de tout connaître de l’histoire, ou si vous avez déjà vu le film, vous pouvez consulter cette même arborescence en grand format ici :

Production et diffusion

Le film aura été tourné en dix jours dans des conditions difficiles et inhabituelles. Gilles Porte indique avoir réussi à tourner 5 à 10 minutes utiles par jour. Mais ses comédiens, peu habitués à ce type de scénario, n’étaient pas toujours à l’aise. Des interviews de Jean-Luc Bideau montrent notamment à quel point sa compréhension du produit final restait floue jusqu’à pouvoir assister à une projection au cinéma (qui fonctionnait par vote du public, via une application pour téléphone).

Même pour la monteuse Catherine Schwartz (qui a notamment travaillé sur la série 10 %), le travail s’est avéré fastidieux. Lire un scénario de « 26 fois 26 minutes » (pour reprendre ses paroles sans tout à fait voir le le lien avec ce qu’on a vu plus haut) s’est avéré vite trop compliqué et elle s’est vue obligée de travailler avec moins de préparation que d’habitude.

La somme de travail était très difficile à évaluer. Au final, ce fut une heure et dix minutes de film à monter (pour rappel, on parlait de cinq heures pour Bandersnatch).

Expérience filmesque ?

Juste quelques mots pour terminer en rappelant qu’à la différence de Bandersnatch qui propose de nombreuses impasses et une structure complexe, TANTALE se vit très bien comme un « téléfilm aléatoire » non interactif. Le réalisateur voulait en effet mettre en avant une expérience cinématographique et ne pas simplement s’adresser aux « geeks » (c’est lui qui le dit).

J’ai conscience qu’en interrogeant le spectateur au milieu d’un film, on va le déranger. En même temps, je trouve parfois sain de déranger un spectateur pour ne pas qu’il reste uniquement passif.

Gilles porte, réalisateur

D’ailleurs, dans ce que l’équipe proposait au cinéma, le public voyait deux fois le film : une fois en effectuant des choix par téléphone, puis une deuxième fois sans choisir quoi que ce soit.

Toute résistance est inutile : aucun cheminement du scénario n’échappe à Jean-Luc Bideau.

Intéressant, mais pour ce qui est de l’expérience à la maison, je me dis qu’il y aurait moyen de nettement améliorer ce type de film aléatoire en proposant une option de sauvegarde des versions déjà vues, ce qui pourrait permettre de prévoir un petit algorithme favorisant la variation d’un visionnage à l’autre. Ce serait dommage de regarder plusieurs fois d’affilée un film presque identique. Avec ici des choix binaires, on pourrait même imaginer une option « négatif » qui relance le film en choisissant systématiquement le choix opposé à celui qu’on aurait pris auparavant.

TANTALE propose tout de même une fonctionnalité intéressante pour rendre le revisionnage supportable. On peut en effet passer rapidement les scènes déjà vues.

Suivant les droits qu’on a sur le film (en tant qu’acheteur, loueur, etc.), il serait même particulièrement amusant de pouvoir « exporter » la version du film que l’on préfère. Ou au moins enregistrer une série de choix sur la base de laquelle on peut visionner le film en le purgeant de ses phases de décision.

Nous verrons bien les évolutions de ce format ! 😉

Mais avant ça, nous reviendrons à ses sources, en Tchécoslovaquie !


TANTALE est écrit par Marc Gibaja et Mathilde Mèlese, scénaristes. Si vous désirez en savoir plus sur ce film, vous trouverez plusieurs interviews et conférences en ligne à son sujet, dont une série de vidéos sur la chaîne YouTube de La Générale de Production.