Présentation de la Game Jam
Du 27 au 29 septembre 2024 se déroulait la Game Jam des Rendez-vous de l’histoire, organisée par les associations La Science Entre En Jeu et Les Clionautes, évènement auquel Fantôme Apparent, un des membres de notre communauté, a participé avec son jeu « Droite 1968 », un jeu narratif qui a tiré son inspiration des narramiettes qu’Hugo Labrande nous présente dans l’excellent article juste ici.
Vous pouvez trouver toutes les participations de la jam de septembre 2024 sur itch.io.
Droite 1968 a gagné le prix spécial du jury ainsi que le prix du public, en voici le synopsis et la note d’intention :
Ce jeu s’appuie sur la thèse de Bryan Muller, qui portait sur l’histoire des droites françaises des années 1968 à 1981 : l’évolution de leur idéologie et la pratique militante au quotidien.
Le contexte du jeu Droite 1968 est celui de l’immédiat après « Mai 68 », ce moment où les gaullistes se lancent dans les élections législatives, suite à la dissolution de l’Assemblée nationale par le président De Gaulle. Dans Droite 1968, les joueurs incarnent un responsable du recrutement de militants, à qui il faut confier des missions. L’ensemble des tâches proposées dans le jeu est authentique et leurs conséquences véridiques : à partir de journaux d’époque, de rapports de police, d’archives militantes ou encore de procès , nous avons sélectionné un panel d’actions qui se sont toutes produites en France en juin 1968 dans diverses antennes d’organisations gaullistes telles que le SAC, les CDR, l’UDR, etc.
Droite 1968 se déroule vers la fin du gaullisme triomphant, très souvent invoqué – pour ne pas dire instrumentalisé – encore aujourd’hui par de nombreux politiciens de tous bords. Pourtant, ceci n’est pas un jeu militant mais sur les militants. Il met en scène leur engagement, leurs attentes et l’ordinaire de leurs tâches ; mais il tend aussi à présenter la grande tension qui existait alors en France. C’est un cocktail qui pouvait mener à des situations ubuesques et non dénuées de violence. Si les militants présentés peuvent sembler caricaturaux au premier abord, ils sont tous inspirés de déclarations, témoignages et personnages réels au sein du mouvement gaulliste.
C’est enfin un jeu dans lequel l’échec est également un moyen d’apprendre une vérité historique parfois plus savoureuse encore, puisque tout n’était pas toujours rose pour la droite, en 1968.
Entretien avec Thomas Collet, aka Fantôme Apparent
J’ai enfilé mon imperméable de journaliste (oui oui les journalistes portent systématiquement des imperméables dans ma tête, ne me demandez pas pourquoi) et je suis allé discuter avec lui pour recueillir ses impressions et vous faire part de son expérience.
Est-ce que tu pourrais m’expliquer un peu ce que c’est que cet évènement et comment il est organisé ?
C’est une Game Jam en ligne dont la spécificité est d’aboutir à la création de jeux issus d’une thèse en histoire. Solenne Marty, organisatrice, nous a fabriqué un superbe espace virtuel gathertown1, on a tous nos petits avatars, notre pièce pour bosser, tout ça. Je n’ai jamais fait de Game Jam en présence physique donc je n’ai pas d’élément de comparaison, je suppose quand même qu’en ligne c’est moins fluide dans les échanges, mais que les tensions sont absorbées par la latence. Bref, c’est ma 3ème participation et je commence à comprendre le rythme.
Par tension tu veux dire désaccords sur les directions à prendre par exemple ?
Oui, je parle uniquement ce genre de tensions, rien de plus grave en ce qui concerne mon expérience. C’est compréhensible, le premier soir, il faut à la fois se découvrir les uns les autres, explorer le sujet et brainstormer pour qu’avant minuit on ait le concept du jeu. C’est un moment qui peut être un peu risqué. Sinon pendant le développement, quand les uns se mêlent un peu du travail des autres (et les game designers du travail de tous…), c’est aussi une zone à risque haha. Le fait d’être en ligne crée des rapports plus froids.
D‘ailleurs, il y avait combien d’équipes au total, et combien de gens par équipe ? Et plus précisément, comment était organisée la tienne ?
Il y avait 8 équipes, chacune avait 1 Game Designer, 2 développeurs, 2 artistes visuels, 1 sound designer et 1 historien. La mienne suivait ce modèle, ce qui diffère c’est le background de chacun. Une spécificité pour notre équipe était que les deux développeurs n’étaient pas programmeurs de formation, encore moins issus d’une école de jeux vidéos : l’un est ingénieur et l’autre docteur en sciences de l’environnement. En face c’est pareil, certains game designers sont professionnels, d’autres sont des solo-dev ou bien venus d’ailleurs, comme moi.
J’étais game designer donc, mais on sait qu’en game jam ça recouvre aussi souvent les rôles de producteur (chargé de veiller à l’état d’achèvement du jeu) et de narrative designer. Chacun, chacune le prend un peu comme il ou elle le veut, mais il y a un chouette travail de coordination et de gestion de projet à accomplir à ce poste.
Comment est-ce que vous avez choisi votre thème ?
On ne l’a pas vraiment choisi. Quelques jours avant la jam, on peut assister à la présentation des historiens et historiennes qui vont participer. Ils nous présentent leur sujet de recherche – le plus souvent leur thèse en cours ou presque achevée.
Ensuite on a un petit speed-dating : on cause ensemble dans l’espace 2D gathertown, pour se faire une idée plus précise, poser des questions etc. Puis on fait nos trois vœux de sujet, parmi les huit. On peut ajouter aussi un propos sur ce qu’on cherche à accomplir dans la jam, notre niveau de compétence, ce qu’on veut éviter comme expérience etc. Ensuite l’équipe organisatrice nous répartit et voilà.
Beaucoup de travail de composition et d’adaptation sur plusieurs plans comme formule… J’ai vu dans tes retours que tu aurais voulu aller plus loin en terme de narrative design, notamment que les joueurs de tous bords politiques puissent trouver un intérêt au jeu, c’est ça ?
Oui. Le premier soir j’ai rapidement posé la question de la dimension politique du jeu et de son but, quel message on voulait qu’il fasse passer. Pour faire court, je ne voulais pas que les gens de droite se sentent insultés ou que les gens de gauche aient l’impression de jouer à un jeu idéologiquement opposé à leur sensibilité ou leurs idées. Je crois qu’on n’a pas trop mal réussi, mais il y a quand même des retours de personnes qui pensent qu’on se moque de leur famille politique et d’autres qui lâchent le jeu car « ras-le-bol de tous ces discours de droite ». Je pense qu’il y a moyen de faire plus subtil. J’ai fait en sorte que le jeu ait tout autant de contenu (humour, contenu historique, assets visuels) que l’on réussisse ou que l’on échoue aux missions qui consistent à faire gagner les militants de droite. Mais le message n’est pas assez clair. Et pour quelqu’un qui n’est pas à l’aise avec la violence de droite, c’est un jeu sans doute étouffant malgré son humour et son ambiance. On peut faire mieux.
Je ne cherche pas à satisfaire tout le monde, c’est certain, mais je cherche à faire passer un message : celui que la réalité militante des partis gaulliste était violente. L’humour est là pour alléger le propos et s’amuser des nombreuses anecdotes véridiques – mais effarantes – qui nourrissent les missions et leurs conséquences. Or quelqu’un qui est heurté par la violence de ce qui se dégage, je ne suis pas certain qu’il est content d’avoir appris quelque chose, il a juste souffert. Bref, essayer à la fois de passer un message issu d’une thèse, sur un sujet un peu brûlant, sans être taxé de simplicité, c’est ça qui était difficile.
Est-ce que tu penses qu’une expérience, qu’elle soit artistique, ludique, cinématographique, n’a pas forcément à ménager les sensibilités, si elle parle d’évènements qui ont été violents, elle peut et doit refléter cette violence ?
Est-ce que tu parles plutôt de sensibilités qu’on peut anticiper avec des content-warnings ? Auquel cas, oui, ça aurait pu être une chose à tenter. Ou bien est-ce que tu parles de quelque chose d’autre, cette manière qu’on peut avoir de montrer une violence en prétendant la dénoncer — et en fait lui donner un écho, voir s’y complaire ? J’ai eu deux réactions qui correspondent à ces deux aspects :
- une personne qui a joué sur le stand du festival de Blois a fermé le jeu avant le dernier personnage car « trop de discours de droite violent, étouffant »
- quelqu’un d’autre a posté en commentaire sous le jeu : « Super ce jeu ! Ça me donne envie de casser du gauchiste ! Où est-ce qu’on signe ? » ce qui m’a laissé un peu interdit.
J’allais te demander quel était le retour des jurys et des autres joueurs, donc ta réponse tombe tout pile. Je reformule donc : le rapport à la violence de droite a suscité deux types de réactions opposées : ne pas le supporter vs le cautionner.
Est-ce que tu t’attendais à ça ? J’imagine qu’il y a eu aussi des réactions plus mesurées ?
Je ne m’attendais pas complètement à ça mais j’avais conscience d’être dans l’ignorance. Avec l’équipe, on était entre nous, aucun sympathisant de droite et certains franchement de gauche. Pour limiter notre biais, en concevant l’univers et la narration, je pensais à mes parents – de droite et chatouilleux sur la question, avec un petit syndrome de persécution (!). Je pensais aussi à mes camarades du théâtre de rue – très très à gauche. Aucun n’est familier des jeux vidéo mais je pensais justement à eux en imaginant le jeu, je voulais qu’eux tous y trouvent du plaisir et apprennent un ou deux trucs. Je ne m’attendais pas à ce que des personnes plus proche de l’industrie du jeu soient mal à l’aise.
Cela vaut notamment pour le jury, qui a débattu tard, retardant la cérémonie : ils ne parvenaient pas à tomber d’accord sur l’octroi du grand prix, hésitant entre nous et le gagnant « Aux armes citoyens ! » . Je ne connais pas la teneur des débats, mais je sais que celle qui nous a défendu est une professeure d’histoire-géographie qui l’a trouvé important – notamment pour ses élèves. J’ai aussi parlé à un membre du jury qui m’a confié son malaise devant l’aspect politique. Deux gars de mon âge, journalistes de jeu vidéo et anciens militants très à gauche, étaient très (trop ?) surpris qu’on puisse voir dans notre jeu autre chose qu’une satire… Un historien, se disant aussi franchement de gauche pensait qu’on ferait un jeu de baston dans lequel on choisit son camp…
Au milieu de tout ça, je me dis que ma recherche, mon idéal, serait d’inclure toute personne raisonnable, plutôt que de faire un jeu destiné à flatter un seul camp idéologique. Mais de mon côté, ça signifie de cheminer non pas sur une ligne de crête mais sur un chemin sinueux … certains joueurs vont être trigger par ci, d’autres récupéreront ça pour le détourner. On ne peut pas tout anticiper, ça nécessite un travail de déminage par du playtest. Bref, pas vraiment un travail de game jam. Sur un sujet similaire (émeute populaire au Mans au 19è siècle), une narrative designeuse a décidé de se passer au maximum de texte — je ne sais pas quelle est la dimension politique de son jeu Tumulte au final, mais elle est certainement moins polémique et donc plus inclusive.
Est-ce que, si tu avais fait le jeu seul, et dans un autre contexte que cette jam, tu aurais abordé l’écriture / le point de vue différemment ?
Oui. Je pense que j’aurais d’abord cherché une mécanique et une structure narrative qui raconte ce que je voulais faire passer comme message : qu’il n’y a pas de parti ou de militantisme « gentil » ou « méchant », violent ou pacifique, que l’opposition se place en-dehors de ce manichéisme facile à instrumenter. Puis j’aurais fait monter le thème de la vérité de la droite française — je veux dire j’aurais fait monter le réel de mon sujet — doucement et prudemment au milieu de cette structure. Moins frontalement, pour mieux mesurer ce que je disais. Papers, please était une source d’inspiration globale, mais notre jeu n’en a pas du tout la subtilité.
Quant au point de vue… bonne question. Probablement un point de vue plus neutre ou, en tous cas, qui prend le joueur là où il est plutôt et ne lui assigne pas un regard situé tel que celui d’un chef de bureau de droite. La partie « jouons à être de droite » était maladroite, mais plus évidente à faire sur un temps court.
C’est super intéressant parce que cette expérience, elle interroge plein de choses : qui écrit, d’où on est situé, à qui on destine notre œuvre, quel est le sentiment qu’on veut provoquer, et tout ça semble avoir été très brouillé par le dispositif de la jam.
C’est le risque oui, de faire un jeu entre inconnus, en 48h, sur quelque chose d’aussi peu neutre que l’histoire. Si je peux digresser : j’ai fait un jeu dans le même cadre des Scientific Game Jam, mais avec un docteur en biologie. Je pensais : ok, zéro politique. Mais en fait il avait un langage ouvertement néo-libéral en parlant de son sujet. Causant de faire travailler les bactéries en évitant leur burnout et en leur octroyant des micro-vacances afin de trouver l’équilibre productif idéal entre leur travail et leur fatigue. Il avait l’intention d’augmenter leur productivité à fabriquer un substitut du pétrole, et il s’apprêtait à monter sa start-up. C’était difficile pour moi de passer outre, j’ai décidé de prendre à bras le corps la question et on a fait un jeu qui met le joueur dans la peau d’un nouvel employé de sa start-up. J’ai mis en scène sa tête et son enthousiasme néo-libéral (avec son accord) pour que l’on joue à la fois l’exploitation des bactéries et notre propre exploitation : c’est un jeu à score qui ne s’arrête que si l’on craque, dépassé par les tâches, et démissionne (malgré les promesses d’amélioration de nos conditions de travail par notre charmant employeur). Bon c’est un prototype, mais l’idée était de mettre en jeu la violence du travail salarié de manière détournée, haha. Bref, c’est plus facile peut-être de passer un message avec un sujet qui n’est pas frontalement politique.
Vous pouvez jouer à Bactory ici, qui a gagné le Grand prix du Jury de la Scientific Game Jam.
On a parlé du cadre, de la politique, un peu du game design, est-ce qu’il y a d’autres éléments que tu aurais envie d’ajouter au sujet de cette expérience ?
Juste dire, puisque je voulais parler des narramiettes, que c’est une jam qui se prête bien à réaliser un travail de narrative design. Les contraintes sont importantes, mais c’est un beau défi que celui de faire passer des infos vraies sans perdre en amusement. La majorité des jeux vidéos — et peut-être bien de nombreuses œuvres d’autres médias — utilisent les faits historiques pour leur fonction distractive, un peu décorum, un peu porn-historique parfois tant les gens adorent le passé (qui les conforte dans leurs idées haha). Bref, l’histoire y est instrumentalisée. Et même si des historiens viennent en consultants, c’est souvent de l’habillage, tout ce qui entre en conflit avec le gameplay-roi est sacrifié. L’une des thèses de la jam (abordée par les Chroniques d’Ana) concernait les premières fausses villes médiévales fabriquées au 19è siècle en Europe.
Ce sont de vrais Puy du Fou de l’époque qui promettaient véracité historique et bond dans le temps. Mais c’étaient en réalité des initiatives d’entrepreneurs, qui en profitaient pour vendre quantité de goodies parfois très anachroniques. J’aurais trouvé très métafictionnel de faire un jeu sur l’ancêtre de l’instrumentalisation de l’histoire pour s’amuser. Je trouve le sujet important dans une ère de post-vérité. On peut y poser la question de la responsabilité du jeu vidéo. Comment faire mieux ?
Et justement, l’une des piste est dans cette game jam des Rendez-vous de l’histoire puisque le défi c’est de partir de l’histoire ET d’en faire un vrai jeu aussi amusant qu’un autre ; plutôt que de partir d’un jeu amusant et de l’habiller d’histoire.
Alors n’attendez plus, inscrivez-vous, fictio-interactivistes ! (et tôt pendant l’été, les places partent vite !)
- Service qui permet de discuter en audio, vidéo et chat dans un environnement gamifié qui évoque les plus belles années de Habbo Hotel. ↩︎
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