J’aime les fictions (interactives ou non) qui me font rire. J’aime aussi apprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre pour faire fonctionner ces fictions, les structures sur lesquelles elles sont bâties, bref, j’aime tout démonter pour voir ce qu’il y a à l’intérieur.
Un soir, je suis tombée sur le post reddit de quelqu’un qui n’avait pas aimé Disco Elysium et, en particulier, qui ne comprenait pas pourquoi tant de joueurs l’avaient trouvé drôle. J’ai donc pu mêler ces deux centres d’intérêt pour essayer d’expliquer ce que l’humour du jeu avait de particulier, et une chose que je trouvais remarquable, c’est sa tendance à faire rire en utilisant l’interactivité, ce qui est assez rare même parmi les jeux drôles. Cette tentative d’explication m’a fait mettre un pied dans l’engrenage, parce qu’il n’y a pas que Disco Elysium dans la vie, et que je trouvais le sujet des interconnexions entre interactivité et humour passionnant.
Mes recherches d’articles ou de vidéos consacrées à ce sujet précis ont été plutôt infructueuses. Il est assez peu abordé, et jamais d’une façon qui me convenait vraiment. J’ai donc décidé d’en faire un article. Il m’a fallu quelques années pour arriver à un résultat satisfaisant, peut-être que d’autres ont traité le sujet mieux que moi depuis, peut-être pas. En tout cas, aussi incomplet, imparfait, maladroit soit-il, cet article est là, maintenant.
Quelques bases sur l’humour
Si le sujet de l’humour a été peu abordé dans le monde de la fiction interactive et du jeu vidéo, les amateurs de cinéma et de séries TV se sont déjà emparés du sujet. Cette partie de l’article est donc grandement inspirée d’une vidéo de la chaîne Scinéma consacrée à la logique de l’humour1, et des travaux d’Yves Lavandier.
Préparation et chute
Un gag peut généralement se décomposer en deux parties :
- La préparation : Le but de cette phase, est de créer des attentes dans l’esprit du public, pour pouvoir les briser dans la seconde partie.
- La chute : La situation doit se résoudre d’une façon inattendue, mais qui reste cohérente avec la préparation.
Si la préparation est mal effectuée, on a l’impression que la chute tombe de nulle part, et ce n’est pas spécialement drôle, mais si la chute est trop prévisible, on ne rit pas, ou beaucoup moins. Certaines blagues détournent ce schéma2, peut-être même que certaines y dérogent complètement, mais ce sont des exceptions.
Violation bénigne et décalage
La surprise peut éveiller toutes sortes de sentiments, pas toujours plaisants, elle est très exploitée dans le genre de l’horreur par exemple. Il nous manque encore un élément pour comprendre ce qui distingue la surprise comique de la surprise terrifiante ou émouvante : c’est le concept de violation bénigne3 ou de décalage4.
Non seulement la chute se doit d’être cohérente avec la préparation, mais elle ne doit pas éveiller des sentiments de souffrance réelle chez le spectateur/lecteur/joueur. Plus une blague fait intervenir des événements difficiles, plus la distance entre le personnage qui souffre et le public de la blague doit être grande. La distance peut-être spatiale, bien sûr, mais aussi temporelle, ou bien avec la réalité (les dessins animés type Tom et Jerry peuvent se permettre d’être très violents parce que peu réalistes).
Le problème de l’identification
Enfin, la comédie, en particulier quand elle malmène ses personnages, requiert un certain décalage émotionnel avec les victimes de la blague. Plus on s’identifie à eux, plus il sera difficile de rire de leurs malheurs, en particulier s’ils sont graves et réalistes.
Les FI et les jeux vidéos proposent souvent de contrôler l’un des personnages, ce qui nous place dans une situation ambigüe. Ce lien particulier est assez propice à l’identification avec ce personnage, on risque donc d’être piégés ensemble par l’auteur, comme des victimes de canulars. Mais, par le biais de choix ou de commandes, on nous permet d’orienter le récit et de se retrouver alors de connivence avec l’auteur pour piéger le personnage qu’on incarne.
Maintenant que j’en ai fini avec cette petite partie consacrée à l’humour en général, il est temps de s’attaquer au cœur de l’article : les moyens d’utiliser l’interactivité au service de l’humour, des plus simples et généraux aux plus complexes et spécifiques.
Blagues « cachées » et Easter eggs
Commençons par ce qui est sans doute la méthode la plus simple de faire rire en utilisant l’interactivité : cacher des réponses amusantes et surprenantes derrière des interactions facultatives ou des choix anodins.
Cette recette a été utilisée abondamment dans les jeux point & click. On examine un élément de décor et, au lieu de trouver un objet essentiel pour faire progresser l’intrigue ou un indice crucial, on a une petite description rigolote, un commentaire méta, à moins, bien sûr, qu’il ne se passe quelque chose de tout à fait inattendu. On la retrouve facilement dans les jeux à parser, dont les point & click sont dérivés – puisqu’ils ont le point commun de reposer sur un grand nombre de points d’interactions possibles, qui ne peuvent pas tous affecter durablement l’intrigue – mais les FI à hyperliens peuvent aussi recourir à cette méthode, surtout si elles proposent des choix nombreux et fréquents.
Exemples
Un exemple très basique : la réponse par défaut des jeux Inform à la commande > penser
, c’est Quelle bonne idée.
C’est une réponse à peu près aussi utile que Rien ne se passe.
ou Je ne connais pas ce verbe.
mais cette réponse ajoute une petite dose d’ironie (si penser
était une si bonne idée que ça, ça ferait avancer l’intrigue) tout en restant dans le thème de la réflexion.





attendre
est assez standard pour un jeu à parser, où elle sert habituellement à passer un court instant sans rien faire. Dans Gent Stickman Vs Evil Meat Hand, de AZ, elle est poussée à son extrême, le personnage attendant pendant des années, jusqu’à la mort. Cela permet d’indiquer avec humour qu’elle ne sera pas nécessaire pour terminer le jeu.Utilisation
En termes d’écriture, ça n’est pas un exercice fondamentalement différent de l’écriture humoristique linéaire. Il s’agit d’écrire quelques lignes amusantes (une chute, donc), comme on le ferait dans le cadre d’un dialogue lu de tous, mais en réaction à une commande ou une action facultative. La plupart de ces gags sont assez courts, et n’ont pour préparation que l’action choisie par les joueurs. Ces blagues cachées on l’avantage d’être facultatives : ceux qui apprécient ces traits d’esprit vont sans doute se mettre en chasse pour essayer d’en trouver le plus possible, la plupart des joueurs n’en liront qu’une partie, et les plus hermétiques à votre humour pourront se concentrer sur l’intrigue principale pour éviter de trop le subir.
Reste une question importante : où et quand cacher ces traits d’humour ? À moins que votre FI ne soit particulièrement absurde, la réponse n’est pas partout.
Emily Short distingue trois catégories d’actions dans les FI5 :
- Les actions de progression (advancement moves) : celles qui font avancer l’intrigue, les étapes nécessaires à la résolution d’une quête, celles qu’on a indiqué que le protagoniste devrait faire.
- Les actions d’exploration (exploration moves) : les actions qui donnent de nouvelles informations – découvrir un nouveau lieu, interroger un personnage, lire la lettre qu’on vient de dérober à un espion, etc.
- Les actions oisives (idle moves) : toutes les petites actions dont on attend pas qu’elles changent quoi que ce soit au monde – sentir le bouquet de fleurs, ouvrir son inventaire, attendre, regarder son visage dans un miroir, etc.
Les actions de progression sont certainement les pires candidates pour les blagues cachées : si on a promis au joueur que pour faire avancer l’intrigue, il faut apporter un médicament à sa petite sœur malade, qu’il lui ramène après moult péripéties, et qu’on lui répond simplement « poil au nez », la frustration est garantie. Détourner des actions d’exploration peut aussi se retourner contre vous : si un protagoniste en quête d’informations effectue des actions qui devraient lui faire découvrir quelque chose de nouveau et d’utile, trop souvent lui répondre par une simple blague risque de donner l’impression qu’il n’y a pas grand chose à trouver, que le monde est creux et plein de cul de sacs. C’est encore pire si les rares informations utiles sont noyées dans les blagues, et donc difficiles à trouver. Les actions oisives sont donc nos meilleures candidates. Les attentes concernant ces actions sont très faibles, donc recevoir une courte blague en réponse a plus de chances de les dépasser que de les décevoir. Les actions oisives sont perçues intrinsèquement comme optionnelles et seront donc évitées par les plus pressés, tandis que les amateurs de cache-cache pourront les enchaîner à loisir.
Cacher des blagues et des easter eggs est un bon moyen d’augmenter le nombre d’actions possibles à peu de frais. Elles ne créent pas d’embranchement narratif majeur, récompense les joueurs qui aiment fouiller partout (s’ils apprécient votre humour) sans avoir d’impact négatif sur ceux qui préfèrent aller droit au but.
Drôles de choix.
S’il est possible de surprendre le lecteur en cachant des conséquences amusantes, extraordinaires ou illogiques derrière des choix ordinaires et cohérents, on peut aussi tenter de le faire rire en diversifiant, ou en limitant les choix eux-mêmes. Ça donne donc une opportunité comédique supplémentaire, qui survient au moment même de la découverte des options, avant même de choisir l’action à effectuer.
La liberté d’être stupide ou « le choix du barde »
Ce levier humoristique consiste simplement à donner aux joueurs l’opportunité de faire ou de dire quelque chose qui soit particulièrement stupide, risqué, ou absurde. Quelque chose qu’on n’oserait jamais faire ou dire dans la vraie vie, mais dans une fiction – où le protagoniste subira les conséquences de nos mauvais choix à notre place – c’est tout de suite plus tentant.
Martin Hanses6 évoque le « choix du barde » qui consiste, dans le cadre de choix de dialogues, à glisser au moins une réponse excentrique, absurde ou inappropriée, le genre de choses que déclamerait un barde de jeu de rôle papier. Je lui vole donc le nom de cette partie, mais j’élargis la technique aux actions stupides, qu’elles soient proposées explicitement via des hyperliens, ou simplement suggérées et implémentées dans des FI à parser.
Exemples

Utilisation
Dans le cadre d’un jeu à hyperliens, cette technique est facile à mettre en place. Pour une situation donnée, vous avez sans doute écrit un ou des choix raisonnables et attendus, ajoutez simplement au moins une option supplémentaire qui tranchera avec le reste par son caractère original ou stupide. Si cette technique est utilisée avec parcimonie, la surprise de la découverte de cet « intrus » parmi les choix sérieux a d’autant plus d’impact. L’utiliser de façon très fréquente, si ce n’est systématique, permet d’ancrer la FI dans un genre comédique ou au moins de caractériser le protagoniste comme un personnage comique.
C’est un poil plus complexe à mettre en œuvre dans un jeu à parser, mais pas impossible. En général, les actions possibles y sont évoquées plus ou moins subtilement par le contexte et les descriptions. Les méthodes qu’on utilise pour donner des indices nécessaires à la poursuite de l’intrigue – une porte verrouillée donne envie d’en chercher la clé – peuvent aussi être utilisées pour suggérer des choses qu’il ne faudrait vraiment pas faire – un gros bouton rouge donne envie d’appuyer dessus, tout en instillant l’idée que c’est sans doute une mauvaise idée, une torche allumée dans la main et des objets inflammables dans le décor réveillent le pyromane caché en tout le monde, et une fragile liane au dessus d’un ravin donne envie de faire Tarzan, malgré la présence d’un pont bien plus sûr quelques mètres plus loin.
Cette méthode a de nombreux avantages. D’une part, puisqu’elle fait rire avant même de choisir l’option, elle peut amuser les joueurs les plus raisonnables tout en leur laissant la liberté de renoncer à ce choix extravagant pour une option plus sérieuse. D’autre part, elle permet de mettre en place des blagues à plusieurs niveaux, le premier consistant en cette option inattendue, qui va créer de nouvelles attentes chez ceux qui vont la choisir, attentes qu’il est possible de subvertir de nouveau de façon amusante dans la réponse qui suit. Elle crée potentiellement de la curiosité, et encourage ceux qui n’ont pas osé choisir l’option excentrique lors de leur première partie à rejouer en se sentant plus libres de faire les idiots.
Dans tous les cas, elle implique beaucoup plus les lecteurs dans l’humour. Passée la surprise initiale, où ce sont eux qui sont piégés, ils entrent en connivence avec vous pour piéger à leur tour le personnage. Cette connivence n’est, à mon avis, possible que grâce à l’interactivité. Savoir qu’on aurait tout à fait pu éviter au protagoniste les conséquences néfastes de nos mauvaises décisions rend le tout plus jouissif que dans une œuvre linéaire. Au lieu d’être simplement témoin des mésaventures du protagoniste, on participe activement à ses tourments. Pour peu que les lecteurs ne cliquent pas sur des liens au hasard juste pour faire avancer l’histoire, ils devraient régler par eux mêmes le timing comique, réfléchir à leur choix, jubiler en anticipant ses conséquences juste le temps qu’il faut. Il reste possible de rallonger cette anticipation en les forçant à confirmer que c’est vraiment ce qu’ils veulent faire, mais il faut faire attention à ne pas trop abuser de ce genre de procédés.
Les choix manquants ou forcés
On vient de voir qu’on peut faire rire en laissant l’opportunité de faire faire des choses stupides au personnage. Poussons le curseur un peu plus loin : et si on coupait la possibilité de faire une action pourtant parfaitement logique ou raisonnable ? Encore plus loin : et si on ne proposait aucune option logique, et qu’on démultipliait les autres ?
Dans les jeux à choix
C’est une méthode qui est particulièrement adaptée aux jeux à choix, encore plus que la précédente. Quand toutes les options disponibles à l’instant t sont affichées ensemble, l’absence de celle à laquelle on s’attendrait est flagrante. On voit immédiatement le piège dans lequel on est tombé avec notre personnage, et c’est cette réalisation qui va nous faire rire.
Exemple


Utilisation
S’il est amusant de pouvoir faire des choses stupides, dans certaines circonstances, ne pas pouvoir faire l’action logique et intelligente, et donc être forcé à un choix qu’on sait « mauvais » peut aussi faire rire. Pour souligner l’absence du « bon » choix, il arrive parfois que les « mauvais » choix, qui eux sont disponibles, soient démultipliés, en particulier quand on doit répondre à une question fermée : au lieu de pouvoir choisir entre « oui » et « non », on se retrouve face à deux ou trois variantes d’une des deux options.
S’il avait été possible de simplement laisser le dialogue se poursuivre sans intervention du joueur, cela serait passé bien plus inaperçu, et aurait eu moins de chance de faire sourire. L’implication du joueur est bien plus importante quand il fait un choix, même contraint, que quand il lit simplement des lignes de dialogue. Au lieu de simplement regarder le personnage se tromper et en subir les conséquences, lorsqu’il est mis face à des choix, le joueur s’arrête un instant pour réfléchir, comprendre qu’il est dans une impasse, imaginer ce qu’il va se passer, puis, une fois qu’il est prêt, cliquer sur l’option qui lui semble la moins mauvaise. C’est cette implication et cette anticipation de ce qu’il va arriver qui contribuent à accentuer le comique de la situation.
Évidemment, c’est un levier qui ne fonctionne que s’il est utilisé à bon escient ; dans la plupart des circonstances, ne pas proposer une option attendue, d’autant plus quand on multiplie des options similaires, c’est frustrant. Certaines conditions permettent, à mon avis, de limiter la frustration, et d’augmenter les chances que le choix contraint soit perçu comme humoristique :
- La limitation artificielle des choix doit être rare. Si une FI regorge de « faux choix » dont la seule raison d’être est de limiter la quantité de texte à écrire par l’auteur, tomber de nouveau sur un éventail de choix limités ne sera sans doute ni surprenant, ni drôle.
- Elle doit être intentionnelle. Les choix qui sont disponibles doivent donc être cohérents entre eux. Dans le cas où on ne laisse en fait qu’un seul choix, décliné de plusieurs façons, les différentes options doivent être équivalentes, il faut qu’on puisse identifier immédiatement qu’on est dans ce cas de figure. Quand, au contraire, on laisse plusieurs options différentes, il vaut mieux qu’elles soient assez variées pour représenter tout le panel de ce qu’il est possible de faire, à l’exception du choix délibérément manquant. Être face à deux options quasi identiques, une troisième qui n’a rien à voir, et penser à deux actions différentes qui seraient logiques, mais qui sont toutes deux indisponibles, ça donne l’impression d’une erreur, et non d’un choix délibéré.
- Il faut qu’elle soit justifiée, que le lecteur puisse facilement comprendre pourquoi ses choix sont limités dans cette situation. Le personnage est-il ivre ? Malpoli ? En colère ? Timide et impressionné par son interlocuteur ? A-t-il une bonne raison de ne pas savoir comment réagir à cette situation ? Est-il affligé de l’esprit de l’escalier ?
Une variante pour le parser ?
Comme on l’a vu, cette méthode est plus facile à appliquer quand toutes les options disponibles sont clairement affichées à un instant t, la possibilité manquante se voyant comme une absence de nez au milieu de la figure. Toutefois, il est possible de reproduire des effets similaires dans un jeu à parser.
Par exemple, au lieu de forcer le joueur à choisir parmi une liste de choix quasi identiques, on peut forcer toutes les actions à être détournées vers une autre. Vous tapez questionner la marchande sur les melons
, mais le personnage que vous incarnez est obsédé par les poires, et parlera d’elles plutôt que de tout autre fruit, ou bien déteste-t-il la marchande, et ira de son propre chef interroger son apprenti à la place.
Pour ce qui est des actions manquantes, ne pas implémenter du tout une action importante passera pour un oubli et a plus de chances de frustrer que de faire rire. Il reste toutefois possible de faire échouer une action évidente pour des raisons humoristiques.
Exemple de one-move game
Les one-move games qui, à partir d’une situation de départ, ne vous laissent effectuer qu’une seule action qui va décider seule de la conclusion de l’histoire, peuvent être une autre façon d’implémenter un « choix unique » dans un jeu à parser.

Étrangler James
, une des nombreuses actions qui tournent mal dans Les espions ne meurent jamais, de Hugo Labrande, un one move game parodiant les films d’espionnage à la James Bond.Dans cette fiction interactive, si tout plein d’actions sont implémentées, la plupart mènent à une situation d’échec différente, et le but est alors de recommencer jusqu’à trouver LA commande qui mène à la victoire. C’est un cadre propice à décrire une grande variété de situations d’échec et à implémenter plein d’easter eggs, ce qui fonctionne très bien avec le ton humoristique de la FI.
Tirer parti de la rejouabilité
Si votre fiction interactive a bien plu, il est possible qu’une partie de vos lecteurs décide de remettre le couvert et de reprendre depuis le début en agissant différemment.
Ironie dramatique
L’ironie dramatique7, c’est une situation dans laquelle le lecteur-joueur connait une information cruciale qu’au moins un des personnages (qu’on appellera la victime de l’ironie dramatique) ignore. Elle peut être exploitée pour susciter toute une gamme d’émotions, suspense, tragique, et, bien évidemment, comique. Elle s’organise généralement en trois phases :
- L’installation : c’est le moment où le lecteur est mis au courant de l’information, à l’insu de la victime.
- L’exploitation : la phase la plus longue, celle durant laquelle existe cette situation d’ironie dramatique, il s’agit alors de mettre en scène ses conséquences, en montrant le personnage agissant d’une façon inappropriée sans le savoir.
- La résolution : la victime apprend enfin l’information qu’elle ignorait, c’est souvent une phase brève et spectaculaire.
Il arrive toutefois que certaines de ces phases ne soient pas explicitement présentes dans l’œuvre. Par exemple, il y a souvent ironie dramatique sans installation dans les fictions historiques ou qui reposent sur la culture générale du spectateur (avant même la première scène de La guerre de Troie n’aura pas lieu, on sait qu’elle aura lieu, contrairement aux personnages).
Quand on rejoue à une FI, on commence, là aussi, avec des informations que le protagoniste n’a pas, une situation d’ironie dramatique est donc déjà en place, il est possible de l’exploiter, notamment pour faire rire.
Exemple
Dans Disco Elysium, on incarne un détective sans cesse invectivé par les 24 facettes de sa personnalité. Comme il s’agit d’un RPG, ces facettes sont des compétences dans lesquelles on peut choisir d’investir plus ou moins de points. Allouer beaucoup de points à une compétence, ça permet non seulement de réussir plus facilement les tâches qui y sont liées, mais c’est aussi l’assurance qu’elle interviendra plus souvent pour apporter son grain de sel.
D’une partie à l’autre, si la trame globale du jeu reste la même, les dialogues peuvent donc être bien différents, en fonction de nos choix et de la façon dont on a alloué nos points d’expérience. Pour peu qu’on se souvienne de la partie précédente, on peut donc se retrouver avec des informations, prodiguées par une des compétences, que le personnage n’a pas, puisque cette compétence est trop faible cette fois-ci.
Lors de la rencontre avec le cuisinier de l’hôtel, qui ne parle pas la langue du coin, on l’entend marmonner « gorący » et « kubek ». Lors de ma première partie, j’avais investi beaucoup de points en Logique, et elle m’a délivré cet avertissement :
![Conversation dans la cuisine du Whiling in Rags.
Logique [Facile: Réussite] OK, ce n'est manifestement pas son nom. Quoi que tu fasses, ne l'appelle surtout pas Gorący Kubek ! S'il te plait. Ce n'est pas drôle.
Suivent 4 options de dialogue, les deux premières le saluent comme s'il s'appelait Gorący Kubek, la troisième l'appelle simplement Monsieur, et la dernière propose d'ignorer l'homme complètement.](https://www.fiction-interactive.fr/wp-content/uploads/2025/02/DiscoElysium_GoracyReussite-1-1024x576.png)
Le jeu ne nous le dira pas, mais Gorący Kubek, c’est le nom d’une gamme de soupe instantanée de la marque Knorr, très populaire en Pologne, c’est équivalent à l’appeler M. Kub’Or, pas très judicieux, donc. Quand on a l’information, c’est assez facile d’éviter de passer pour un idiot.
Maintenant, observons la même conversation, mais avec un niveau de Logique beaucoup plus faible :
![La même conversation, mais le texte de Logique est différent :
[Intermédiaire : échec] Il doit s'agir de son nom. Gorący, Gorący Kubek... Ça lui va comme un gant.
Suivent les mêmes choix de dialogue.](https://www.fiction-interactive.fr/wp-content/uploads/2025/02/DiscoElysium_GoracyEchec-1024x576.png)
Notre pauvre Logique, faiblarde, s’est fait avoir. Notre personnage, qui n’est pas au courant de cet état de fait, est donc incité à l’appeler Gorący, ou M. Kubek. Étant donné qu’on peut voir, quand on joue, si le test a été réussi ou échoué, une petite ironie dramatique est à l’œuvre même lors d’une éventuelle première partie, mais elle est d’autant plus grande quand on se souvient de la ferveur dont Logique faisait preuve quand elle était plus en forme. Pour ceux qui connaissent bien la vie en Pologne, j’imagine que la blague est encore plus drôle, mais ce n’est pas mon cas.
Dans cette situation, j’aurais trouvé la blague encore plus réussie si l’option n°3 n’était disponible qu’en cas de réussite du test de Logique. En cas d’échec, on retomberait sur un cas de « choix manquant » qui m’aurait fait bien rire. Comme ce n’est pas le cas, si on veut exploiter l’ironie dramatique, il faut choisir volontairement une des deux options en sachant que le personnage passera pour un idiot, pour l’amour du role-play.
Quel que soit notre choix, le cuisinier ne s’en formalise pas, cette ironie dramatique n’est donc jamais résolue, ce qui est un peu dommage, mais le jeu offre suffisamment d’opportunités de se rendre un peu ridicule pour qu’on lui pardonne cette omission.
Blagues à plusieurs niveaux
Les humoristes et scénaristes de comédie habiles sont capables d’enchaîner les blagues de façon fluide. Chacune des chutes, non contente d’être drôle en elle-même, sert de préparation pour la blague suivante8.
Si ces blagues à plusieurs niveaux fonctionnent déjà très bien dans les médias non interactifs, en ajoutant une petite touche d’interactivité, on peut faire rire dès la première partie, et continuer à faire rire, peut-être plus encore, lors de parties ultérieures. C’est très intéressant parce que d’ordinaire, étant donné que l’humour repose en partie sur la surprise, ce n’est pas évident de faire rire plusieurs fois avec la même blague.
Exemple
Toujours dans Disco Elysium, on peut trouver un abécédaire – probablement le pire jamais conçu, au passage. Qui connaît le mot Périhélie, mais pas son alphabet ? – et même le lire pour passer le temps. Lorsqu’on termine cette lecture pour la première fois, on peut décider de s’enorgueillir de notre connaissance nouvellement acquise auprès de notre très stoïque collègue.

Sa réponse, prononcée de son ton monocorde habituel, m’a de suite fait penser à une moquerie pince-sans-rire. Après tout, je l’avais bien cherché en frimant avec mon alphabet ! J’ai ri, et je suis passée à autre chose : il y a une enquête à résoudre, après tout, impossible de passer son temps à consolider les acquis de l’école maternelle.
Tout aurait pu en rester là, mais lors de la partie suivante :
![Même dialogue, mais avec une réplique supplémentaire à la fin
ESPRIT DE CORPS [Intermédiaire : Réussite] C'est une compétence très utile, pense-t-il. Pour toute sorte d'activités. Comme la lecture, et...](https://www.fiction-interactive.fr/wp-content/uploads/2025/02/DiscoElysium_Alphabet2-1024x576.png)
L’Esprit de Corps, c’est la compétence qui nous permet de mieux comprendre nos collègues, en particulier, de passer outre leurs mots et de deviner ce qu’ils pensent, et ça change tout. Ce que j’avais pris pour une réplique ironique était en fait une réflexion parfaitement sincère. Mes singeries ont réussi à distraire le lieutenant, si professionnel en apparence, en lui faisant méditer quelques instants les bienfaits de l’éducation.
J’ai encore plus ri la seconde fois que la première, parce que la blague avait un niveau supplémentaire, d’une part, et parce qu’il y avait eu énormément de temps entre la préparation (la réplique de Kim, découverte dès la première partie) et la seconde chute d’autre part. En planquant derrière des conditions le ou les niveaux supplémentaires des blagues en série de ce genre, si les étoiles s’alignent, on obtient une blague qui s’améliore avec les lectures successives. Et ça, c’est un sentiment très difficile à reproduire sans interactivité.
Une minute !
Et si les étoiles ne s’alignaient pas ? Les deux exemples que je viens de donner dépendent énormément de l’ordre dans lequel on rencontre ces variations de dialogue. Ils ont eu beaucoup d’effet sur moi parce que je les ai vus, l’un comme l’autre « dans le bon sens », pour que la blague fonctionne comme je l’ai décrite. Or, évidemment, puisque ces variations dépendent de choix faits lors du jeu, il y a sans doute bien des gens qui les ont vécues dans l’ordre inverse, ou qui n’ont aperçu qu’une des deux versions.
Ce n’est, heureusement, pas vraiment un problème. Dans le premier exemple, non seulement on entraperçoit l’ironie dramatique, même sans avoir vu la réplique « réussie » ni avoir jamais mis les pieds en Pologne, mais sans ça, on ne percevrait simplement pas de blague, et ce court dialogue passerait complètement inaperçu. Rien de grave, donc. Dans le second cas, on pourrait voir tous les niveaux de la blague successivement, dès la première fois, on rirait un bon coup. Peut-être qu’on rirait moins la seconde fois, mais tant pis.
Il y a dans ce jeu suffisamment d’interactions de ce genre, avec de petites variations qui changent la signification d’une blague, que peu importe nos choix, on va, lors d’une seconde partie, rencontrer des situations qui vont éclairer rétrospectivement notre première partie différemment, ou qui vont créer des cas d’ironie dramatique humoristique. Je suis à peu près certaine qu’aucune de ces situations n’a été créée intentionnellement, avec un ordre de visionnage optimal prévu dès le départ par les auteurs, bien au contraire. La façon dont est utilisée l’interactivité dans Disco Elysium, avec ses choix très fréquents, ses petits bouts de texte qui peuvent apparaître ou non en fonction de choix passés, a créé cette forme d’humour émergent9 qui a eu beaucoup d’effet sur moi.
Le détournement de mécaniques de gameplay
Certaines FI – et la plupart des jeux vidéos narratifs, emploient des mécaniques supplémentaires, distinctes des liens hypertextes et des commandes dont le potentiel comique a été exploré dans le reste de l’article. On peut citer l’utilisation de statistiques, de tests de compétence ou d’un inventaire, qui sont assez classiques, mais tout est possible. Or, toutes les mécaniques de jeu, des plus usuelles aux plus expérimentales, créent des attentes dans l’esprit des joueurs, attentes qui peuvent être détournées et subverties dans un but humoristique.
Vu la diversité des mécaniques qui peuvent exister, je ne citerai ici, en vrac, que quelques exemples qui m’ont marquée. Cette liste sera donc un peu disparate et non exhaustive.
Altération de messages « fonctionnels »
Quand on parle de texte dans les FI, ou même les jeux vidéos narratifs, on s’attarde surtout sur la prose, l’histoire, les dialogues qui font le cœur de l’œuvre. Et pourtant, le texte est aussi utilisé dans un autre but, je pense là aux menus et aux messages purement fonctionnels qui tentent de communiquer clairement, mais discrètement, des informations essentielles à la compréhension du jeu.
Pour bien remplir leur mission, ils ont tendance à être assez standardisés, à employer un ton neutre et factuel, et sont souvent vite oubliés. Prenons par exemple les messages d’ajout ou de retrait d’un objet de l’inventaire dans la série des Ace Attorney :


Ces messages, qu’on voit apparaître des dizaines de fois au cours d’une partie, on finit par s’y habituer, et on est d’autant plus surpris quand, occasionnellement, ils sont détournés pour nous faire rire :



C’est très simple, mais ça reste efficace. Si je trouve que la répétition de la phrase « de base » augmente la surprise, et donc, la puissance comique de la variation, elle n’est pas strictement nécessaire. Pour peu qu’on s’attende à une phrase neutre et ennuyeuse, même sans savoir précisément laquelle, on peut se faire surprendre par une blague impromptue. Le procédé est abondamment utilisé dans Disco Elysium, où le moindre modificateur de jet de dés ou de statistique peut être justifié par un one-liner embusqué.



On est pas si loin du concept des blagues cachées, finalement, mais là où celles-ci répondent à une action du joueur et font partie intégrante de la narration, ici, ce n’est pas le récit qu’on détourne, mais les codes du jeu vidéo. Je n’ai donné que quelques exemples, mais ce genre d’artifices est très courant, même dans les jeux vidéos pas spécialement narratifs, créer un écran de game-over amusant ou cacher des blagues dans les menus est du même ressort.
Gain de statistique inattendu
Dans Fire Emblem : Three Houses, une certaine place est donnée aux relations entre les différents personnages. Le jeu garde une trace de la progression de ces relations sous la forme d’une valeur chiffrée, qui augmente petit à petit quand les personnages se côtoient. Quand cette valeur atteint certains seuils, cela débloque un petit dialogue façon visual novel (VN) entre les deux personnages concernés.
Les relations de l’avatar jouable, Byleth, avec les personnages non jouables sont un peu plus complexes, certaines interactions sont l’occasion de faire des choix qui peuvent augmenter, mais aussi faire baisser cette valeur d’amitié. Ces interactions se font en face à face, les choix n’affectent donc que les relations avec le (ou les) PNJ présents dans la scène. Il y a, toutefois, une exception à cette règle, lors d’une conversation entre Byleth et Edelgard :


Sélectionner le choix le plus sérieux et froid en réponse au désir d’oisiveté d’Edelgard n’affecte pas la relation de Byleth avec cette dernière, mais améliore sa relation avec Hubert, comme on peut le voir grâce à la petite icône au-dessus de la boîte de dialogue. Or, Hubert n’est pas dans la pièce, et il n’est pas censé entendre cette conversation. Ce que cette petite icône, ce petit gain de points de relation indique, c’est qu’il est probablement derrière la porte en train d’espionner la conversation. Si c’est relativement cohérent avec sa caractérisation – comme vassal (trop ?) dévoué et comme espion – le détournement du fonctionnement normal de ces dialogues crée la surprise, et attire l’attention sur le zèle excessif du personnage.
J’aime beaucoup cet exemple parce que, même si j’ai beaucoup insisté sur le texte tout au long de cet article, une simple icône qui ne restera que quelques instants à l’écran peut raconter beaucoup.
Inversion victoire/défaite
Retrouvons une dernière fois Disco Elysium. Dans la tradition des jeux de rôle papier, certains choix de dialogue ou d’action se démarquent des autres, en voilà un exemple de début de partie.
![Le lieutenant Kitsuragi vient de se présenter, il attend notre nom en retour.
Trois choix se présentent à nous, deux consistent à éviter de répondre, l'autre est surligné, et indique [Conceptualisation - Intermédiaire 11] Vous inventer un nom.](https://www.fiction-interactive.fr/wp-content/uploads/2025/02/DiscoElysium_Prenom-1024x576.png)
La deuxième option est surlignée, ça nous indique qu’elle est associée à un lancer de dé, qu’il est donc possible de réussir, ou de rater, la couleur rouge nous indique que c’est notre seule occasion de tenter ce lancer. Entre crochets, on nous indique la compétence associée, dont le score s’ajoutera à celui des deux dés, et la difficulté du test, 11, c’est le résultat qu’on devra égaler ou dépasser pour que ce soit un succès.
Face à ce genre de test, on a tendance à ralentir. On se pose, et on réfléchit : est-ce que ça vaut le coup de le tenter, ou pas du tout. Qu’est-ce qu’il va se passer si on réussit ? Si on échoue ? En survolant le choix de la souris, le jeu affiche nos chances de réussite, est-ce que ça pèse dans la balance ? Bref, ces choix affectent le rythme de lecture (et le rythme, c’est important en comédie), et surtout, ils créent des attentes dans notre esprit et ça, on l’a vu, c’est parfait niveau préparation.
Dans ce cas en particulier, mes attentes sont simples : réussir, c’est trouver un prénom à donner au lieutenant, échouer, c’est ne rien trouver à répondre. Et pourtant…
![Suite de la conversation, le lieutenant attend notre nom
CONCEPTUALISATION [Intermédiaire : Échec] Raphael Ambrosius Costeau](https://www.fiction-interactive.fr/wp-content/uploads/2025/02/DiscoElysium_Prenom2Echec.png)
![Suite de la conversation, le lieutenant attend notre nom
CONCEPTUALISATION [Intermédiaire : Réussite] La concentration te fait loucher. Ton nom doit être or et orange [...]
Le paragraphe est assez long, mais on en retire aucun nom, on ne va rien avoir à répondre au lieutenant.](https://www.fiction-interactive.fr/wp-content/uploads/2025/02/DiscoElysium_Prenom2Reussite.png)
C’est en cas d’échec que notre Conceptualisation va nous fournir une réponse, un nom un peu ampoulé, certes, mais un nom quand même, qu’on va pouvoir adopter et répondre au lieutenant. En cas de réussite, Conceptualisation se lance dans une tirade poétique, un poil excessive, qui ne nous est d’aucune utilité. La situation d’échec est donc proche des attentes que j’avais pour la réussite, et inversement, et je trouve que ça fonctionne très bien.
Détournement de formulaire
Le Héros dont vous êtes le livre, de Yakkafo, est une fiction interactive avec laquelle on interagit par le biais de textes à trous et de cases à cocher. Cette interface inhabituelle, qui pourrait rappeler nos plus belles heures à compléter des formulaires administratifs ou autres évaluations scolaires, est mise au service d’un récit plein d’humour et qui risque vite de tourner à l’absurde.

Dès la première page, on nous propose de compléter plusieurs « trous » dans le texte. Le premier nous permet de choisir le nom du personnage, par exemple, mais c’est surtout le troisième qui m’intéresse ici. Il nous permet de choisir ce que fait notre protagoniste, dans la solitude de sa cellule monastique.
Or, si on est, en théorie, totalement libre – rien ne nous empêche de taper une suite de caractères incompréhensible – en pratique, si on souhaite un minimum de cohérence dans le texte, on est contraint par la grammaire. Ce blanc demande un verbe à l’infinitif et le « se » qui le précède, ajoute une contrainte supplémentaire, il faut que le verbe puisse être pronominal. Cette restriction, accompagnée du contexte intimiste, m’a immédiatement évoqué, et à de nombreux autres, une action en particulier. Reste alors le choix de foncer tête baissée et de saisir la première idée qui nous est venue, littéralement, ou de façon plus imagée, ou de se creuser les méninges pour trouver autre chose. Dans tous les cas, si on y a pensé, on est tombé dans le piège tendu par l’auteur.

Une fois tous les trous complétés, le jeu nous propose de confirmer ou d’infirmer des affirmations concernant les informations qu’on a données. Ainsi, quelle que soit l’activité choisie, on nous demande si c’est quelque chose qu’un moine copiste ne devrait pas faire, si la doyenne est au courant qu’il s’y adonne, et si le moine déteste ou non cette activité. Ici, les annotations sont tout à fait appropriées à l’action (inappropriée) suggérée, et confirment le caractère intentionnel du « piège », mais elles permettent aussi à ceux qui auraient fait un choix plus sage de donner des précisions qui seront utiles pour diriger la suite du récit.
Qu’elle tente ou non de piéger le lecteur en suggérant certains choix, cette FI laisse une assez grande liberté d’action. Chacun peut compléter les cases selon son désir, en donnant des réponses plus ou moins farfelues et si, dès cette première page, on nous suggère de faire des choix amusants qui ne mettent pas forcément le personnage en valeur, on nous laisse, quelque part, écrire nos propres blagues, choisir le degré d’absurde et de ridicule qui nous convient. C’est une position très valorisante, et Le Héros dont vous êtes le livre a peu de chance de braquer les personnes insensibles à un type d’humour ou un autre.
Frustration et rire de soulagement
Pour terminer, je vais évoquer quelques FI qui m’ont beaucoup fait rire, par des mécanismes que j’ai beaucoup de mal à m’expliquer. Elles produisent un mélange d’incompréhension et de frustration, demandent de faire des efforts pour essayer de ce sortir de cette position inconfortable et qui, une fois qu’on s’est suffisamment entêté pour découvrir, petit à petit, là où l’auteur voulait en venir, provoquent une espèce de rire de soulagement. Plus la détresse initiale est grande, plus le soulagement est grand, et plus on s’approche du fou rire incontrôlable.



Je ne suis pas sûre que ce genre de comique soit très facile à réaliser, il repose sur l’utilisation de mécaniques inhabituelles, on ne rit que parce qu’on a été déboussolé, les émotions sont donc très intenses la première fois qu’on les découvre, mais la rejouabilité est faible, et une nouvelle FI réutilisant les mêmes mécaniques ne ferait sans doute pas le même effet. Je suis certaine qu’il reste plein de mécaniques étranges à explorer, ceci dit, donc s’il vous vient une idée de génie, n’hésitez pas à l’utiliser !
Conclusion
Et voilà, ce petit tour d’horizon des moyens d’utiliser l’interactivité pour faire rire est maintenant terminé. Je suis certaine qu’il en existe d’autres, mais peu de gens se sont consacrés à ce sujet à ma connaissance, et j’ai donc dû beaucoup me reposer sur mes propres expériences vidéoludiques, qui sont forcément limitées. Si d’autres procédés ou exemples vous viennent à l’esprit, n’hésitez pas à en parler dans les commentaires ou ailleurs, c’est un sujet que je trouve passionnant, et j’espère que d’autres s’en empareront.
J’espère aussi que cet article, à défaut d’être drôle lui-même (vous savez ce qu’on dit d’expliquer les blagues…) vous aura donné envie d’écrire des FI comiques, ou d’ajouter une touche d’humour dans les plus sérieuses.
Notes
- En particulier, sa partie 4, mais je vous conseille la vidéo tout entière. ↩︎
- Dans le 19e épisode de sa série (en anglais, sous titrée en français) Hats Off to the Screenwriters, Yves Lavandier décortique un gag dans lequel la chute précède la préparation. ↩︎
- Décrite par A. Peter Mc Graw et Caleb Warren dans Benign Violation : Making Immoral Behaviour Funny (2010) ↩︎
- Qui fait l’objet de la partie consacrée aux Mécanismes de la comédie de La Dramaturgie, L’art du récit, de Yves Lavandier (numérotée II.9.B dans la 8e édition, 2019) ↩︎
- Elle les expose dans son billet de blog (en anglais) Story (Robert McKee) and the Expectation Gap in Interactive Story ↩︎
- Dans sa conférence Narrascope (en anglais) My Game Is A Joke, And I Demand To Be Taken Seriously ↩︎
- Yves Lavandier y consacre une partie dans La Dramaturgie, L’art du récit (numérotée II.8 dans la 8e édition, 2019), ainsi que plusieurs épisodes de Hats Off to the Screenwriters, le second et le sixième, notamment. ↩︎
- Dans sa vidéo (en anglais) The Fall of the Simpsons: How it Happened, Super Eyepatch Wolf décortique un gag à plusieurs niveaux de l’épisode Bart vend son âme (S07, e04) ↩︎
- Par analogie avec la notion de gameplay émergent, je ne crois pas que qui que ce soit aie déjà utilisé ce terme dans le domaine de l’humour, mais je trouve que ça décrit bien l’idée. ↩︎
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