L’idée de l’article d’aujourd’hui m’est venue en lisant l’excellent article de la semaine dernière par Feldo, sur les histoires de haut niveau (en gros, le script de l’adaptation filmique de votre jeu) et celles de bas niveau (l’expérience du joueur, l’histoire racontée dans sa tête). L’article argue notamment qu’ajouter des petites variations à l’histoire de bas niveau permet de créer un jeu chouette et qui donne envie d’être rejoué, même si on décide de n’avoir qu’une seule trame principale. En lisant ça, je me suis dit tout de suite :
Ah mais oui, le jus !
Hugo Labrande
Qu’est-ce que le jus ?
Le jus est ce que vous obtenez quand vous pressez un fruit. (Certains ont plus de jus que d’autres.) Ça peut être quand vous le mangez, et là le jus explose dans votre bouche pendant que vous mâchez. Mais vous pouvez juste aussi prendre le fruit et le presser avec votre main et voir ce qui sort, juste pour le fun, ou parce que c’est la partie du fruit que vous préférez (c’est très sucré et ça fait des endorphines).
Euh… Qu’est-ce que le jus dans un jeu vidéo ?
Ah oui, pardon ! Ben… en fait, la même chose.
Le jus est ce que vous obtenez quand vous jouez au jeu ; c’est sucré, c’est frais, ça jaillit du jeu, et ça procure du plaisir, mais ça n’est pas forcément le but du jeu. Vous pouvez très bien boire le jus en même temps que vous consommez le jeu en suivant ses règles, ou vous arrêter et presser un peu de jus et vous amuser avec.
La définition de jus a un peu tendance à varier selon les sources, mais le truc fondamental, c’est : le joueur presse un peu le fruit, y’a un truc cool qui se passe, le joueur est content. La première fois que j’ai connu le terme, c’était dans cet article d’Emily Short, où elle cite un article sur le prototypage de jeu : le jus, c’est des réponses aux joueurs constantes et généreuses ; un jeu juteux rebondit, se trémousse, et quand on le touche ça fait un peu de jus et un son rigolo : des actions et des réponses en cascade pour tout ce que fait le joueur.
Le terme semble être assez classique dans le champ du design de jeu vidéo ; en creusant j’ai pu trouver plusieurs sources qui en parlaient plus en détail. Un des exemples les plus parlants est cette présentation très courte et très visuelle par Grapefrukt en partant d’un exemple de jeu vidéo très simple. Un article chouette et qui a le mérite d’être un peu plus général que « l’écran qui tremble/ces animations rigolotes dans les jeux mobile », est celui de Josh Whitkin.
Et la fiction interactive dans tout ça ?
Dans son article cité plus haut, Emily Short remettait le jus dans le contexte de la fiction interactive, et citait Lost Pig et Suveh Nux en exemple de fictions interactives à parser juteuses, qui d’ailleurs semblent être les plus appréciées des débutants.
Que veut dire juteux dans le contexte de la fiction interactive à parser ? Reprenons la définition littérale : un jeu où, quand on fait quelque chose, il y a un truc frais et sucré qui nous fait nous sentir bien. Si vous avez déjà joué à une FI à parser, c’est complètement l’opposé dans 90 % d’entre elles (et c’est une des critiques que l’on fait, à raison, au genre) : vous tentez un truc, le jeu vous répond « Vous ne pouvez pas faire ça. », c’est super sec, morne, le jeu vous met mal à l’aise d’avoir tenté ce truc-là et vous juge (j’exagère un peu). Mais ça n’est pas une fatalité, et il y a des FI à parser qui le font très bien. Comme Lost Pig : vous pouvez mettre le feu à votre petite culotte ou vous frapper, et le jeu vous répondra quelque chose de rigolo. (« Grunk pants on fire. GRUNK PANTS ON FIRE!!! »)
Car une des spécialités de la fiction interactive, depuis le début du genre, c’est de mettre des réponses rigolotes à des actions un peu inattendues. C’est une des grandes forces de la FI, que d’autres genres avec des inputs plus restreints n’ont pas forcément, et c’est une source de jus inépuisable. Et c’est là que je rejoins aussi l’article de Feldo de la semaine dernière : rajouter ce genre de réponses participe absolument à l’écriture d’une bonne histoire de bas niveau, sans que ça complexifie l’histoire de haut niveau ou ajoute des branches. L’histoire de bas niveau par défaut dans la FI à parser c’est « le joueur essaie des trucs qui marchent pas jusqu’à ce que ça marche » ; ajoutez du jus et ça peut devenir « le joueur cherche à tâtons et lit des réponses juteuses, jusqu’à trouver le truc qui fera avancer l’histoire de haut niveau », ce qui est beaucoup mieux.
Je pense aussi que les jeux Infocom ont été aimés aussi parce qu’ils avaient beaucoup de jus (on peut compter les feuilles d’un tas de feuilles dans Zork, par exemple.). (En même temps, vous allez me dire, ils avaient des testeurs qui pouvaient faire remonter des centaines de réponses manquantes.) La tradition s’est poursuivie avec Inform : à la fin d’un jeu Inform, on peut avoir une commande « AMUSING », qui liste des dizaines d’opportunités de jus, et encourage en filigrane à rejouer au jeu en appuyant partout où il y a du jus.
Attention, dans cet article, je parle beaucoup de jus comme si c’était forcément quelque chose de fun, ce qui est un raccourci. Si vous écrivez une FI d’horreur, le jus pourra être les descriptions et les réponses qui contribuent à installer une atmosphère glauque et oppressante : l’important, c’est d’avoir des réponses à l’input du joueur qui augmentent sa satisfaction même si elles ne participent pas à l’histoire ou ne l’aident pas dans l’accomplissement de sa quête.
Les jeux à embranchements
Hep hep hep ! Croyez pas que je vous avais oubliés, au fond, là ! Les jeux à embranchements peuvent, et doivent, aussi être juteux !
Pour moi, le piège dans lequel peut tomber un jeu à embranchements, c’est d’avoir des sections longues narratives et un peu plates, et quelques choix de temps en temps. Ça me donne personnellement l’impression d’un jeu qui n’est pas généreux, un jeu qui est fait pour augmenter la satisfaction de l’auteur, pas celle du joueur. Ça, c’est l’opposé du jus : on vous a dit « des réponses à l’input du joueur qui soient constantes et généreuses » !
Une bonne façon de faire ça est d’inclure plus de choix — même (et surtout !) s’ils n’ont pas de conséquence dans la grande histoire ! Le jus dans une histoire à embranchements, c’est justement tous les choix qui n’ont pas d’importance, mais qui sont quand même satisfaisants à jouer. (Ça ne pardonne pas dans un jeu à embranchements : si un choix ne sert absolument à rien, le joueur est déçu, sauf si c’est un choix qui augmente sa satisfaction personnelle.)
Ça peut prendre de multiples formes. Par exemple, des choix drôles ou marquants : il y a beaucoup d’exemples dans Disco Elysium et Pathologic 2, deux jeux à embranchements qui ont pas mal circulé sur les réseaux sociaux. Il y a aussi les choix « irrationnels » ou brusques : si vous permettez au joueur de retourner la table, ou de casser un code social, sans que ça aie d’importance sur l’histoire de haut niveau (le personnage s’excuse juste après en disant « je ne sais pas ce qui m’est passé par la tête », par exemple), le joueur pourra le tenter pour rire — mais même si il ne le tente pas, le fait de voir que ces choix sont présents signale au joueur que le jeu est riche et juteux. Les conversations personnelles (à la Cat dans Somewhere, entre deux phases d’action), sont aussi un bon moyen d’enrichir le jeu et d’offrir des séquences satisfaisantes sans que ça ne coûte trop cher ; et vous pouvez même vous payer le luxe de faire référence à cette conversation gratuite plus tard dans le jeu, pour impressionner le joueur.
Feldo en parlait aussi dans son article la semaine dernière, mais offrir la possibilité de personnaliser son personnage est aussi un bon moyen d’enrichir le jeu ; Choice of Games le fait systématiquement, par exemple. Je ne sais pas si on pourrait qualifier ça de jus, mais ça rajoute quelque chose au jeu qui est intéressant et qui invite à rejouer.
Soyez juteux !
Le concept de jus est très intéressant, et relativement peu exploré pour la fiction interactive, alors qu’il est tout à fait pertinent. J’espère vous avoir donné des bonnes pistes pour rendre votre fiction interactive plus riche et satisfaisante sans trop complexifier sa structure. Et puis le jus, c’est fun à écrire, et ça peut se faire par petits bouts, pour se reposer d’écrire La Grande Structure Du Jeu. (Mais même sans Grande Structure : même si vous faites un tout petit jeu, vous pouvez rajouter du jus !) Alors je vous invite à prendre votre projet en cours et à y ajouter du jus !
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