Au cours de mes recherches sur la fiction interactive en français au début des années 80, j’ai commencé par me concentrer sur la France et les magazines français ; mais bien vite, j’ai glané quelques informations relatives au Québec, et à sa contribution au genre dès le début des années 80. Et elle est loin d’être mineure ! Voici donc, cette semaine, une tentative d’état des lieux sur ce thème.
J’ai trouvé peu d’informations sur d’autres parties de la francophonie. Pour la Belgique et la Suisse, mes seules informations sont celles publiées dans les annonces et publicité de L’Ordinateur Individuel ; c’est fort possible qu’il y ait eu une très grande porosité entre la France, la Belgique et la Suisse, au niveau des magazines, des développeurs, etc. Si vous connaissez une maison d’édition belge ou suisse, qui a publié des fictions interactives belges ou suisses, dites-moi, mais je n’en ai pas entendu parler…
Les premières entreprises de jeu vidéo québécoises
Je me trouve dans une situation un peu délicate pour commencer cet article et donner un petit peu de contexte sur le jeu vidéo québécois. En effet, il n’existe pas d’article ou autre mémoire qui parle de l’histoire du jeu vidéo québécois. On connaît bien, à l’heure actuelle, la taille de studios tels qu’Ubisoft Montréal, et en général la taille de l’industrie AAA au Québec ; il y a également quelques informations sur des jeux québécois amateurs dans les années 90, notamment des articles (par exemple, celui-ci). Si on remonte un peu plus loin, on peut parler de l’incroyable système Vidéoway, mis en place par Vidéotron (le principal fournisseur de câble et d’Internet du Québec), sorte de box Internet (mais basée sur le réseau canadien Télidon) qui permettait d’afficher les résultats de la loterie, les films à l’affiche au cinéma, l’état des routes, mais surtout, de la télévision interactive (le feuilleton L’Or du temps avait ainsi 3 fins au choix) et des jeux, comme le point-and-click Temporel Inc. Tout ça nous amène à la fin des années 80, mais pas vraiment au début des années 80.
Si vous vous intéressez à l’histoire du jeu vidéo au Québec, vous tomberez sans doute sur le nom de Jonathan Lessard, professeur à Concordia et auteur d’une thèse super intéressante sur le jeu d’aventure (il faudra qu’on en fasse une fiche de lecture, tiens). Une des aires de recherche de Jonathan est justement l’histoire du jeu vidéo au Québec, et il publiera peut-être un jour un traitement plus complet. Pour l’heure, Jonathan a gracieusement accepté de relire cet article pour s’assurer que je ne dise pas trop de bêtises.
On a en tout cas quelques traces des débuts des jeux vidéo au Québec. Dans le numéro 34 du magazine français L’Ordinateur Individuel (janvier-février 1982), on annonce le début d’une rubrique consacrée au Québec (qui disparaîtra un ou deux numéros plus tard), et on y donne un peu de contexte. On y fait mention notamment d’un club Apple à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), fondé en 1978, et qui partageait ses locaux avec le laboratoire de télématique de l’université et avec le Club Commodore ; en 1982, il comptait près de 150 membres. Il y avait également 3 ou 4 autres clubs Apple dans d’autres villes du Québec. On y cite aussi un nombre de boutiques en explosion à Montréal, passant de 4 en 1980 à 10 en 1981, et plus en 1982 ; Computerland, une chaîne de Winnipeg, s’installe à Montréal. On parle aussi dans cet article du fait qu’une commission gouvernementale était en train de plancher sur l’arrivée de l’informatique dans les classes, mais je n’en sais pas plus.
Quant à l’industrie du jeu vidéo au Québec ces années-là, elle était principalement composée d’entreprises qui réalisaient des traductions en français de jeux américains. La proximité avec le reste du marché nord-américain aidait sans doute à rencontrer les studios, à importer leurs disques, et à négocier les droits ; il fallait ensuite réaliser la traduction, et le packaging bilingue, loi sur le français oblige. (Ken Williams, dans sa réponse au mail que je lui avais envoyé à propos de Mystery House, appelait ça le « French Fry packaging ».) Il y a trois entreprises, principalement, sur lesquelles je peux dire quelque chose.
La première, et peut-être la plus grosse en terme d’offre, est Computerre, dont je ne sais… absolument rien, à part qu’elle était sise à Saint-Laurent. Je crois qu’elle ne publiait que des logiciels pour l’Apple II, mais même ça je n’en suis pas sûr. Dans son catalogue de l’été 82 pour les logiciels Apple II figurent une trentaine de logiciels, tous (je crois) des traductions ; il y a notamment des jeux que l’on croise souvent dans les publicités de l’époque, des wargames comme Tigers in the Snow ou des simulations comme Cartels & Cutthroats (tous deux publiés par SSI, qui continuera à être la meilleure entreprise de wargames pendant vingt ans, publiant notamment Panzer General), mais aussi de la science-fiction, du flipper (pardon, du billard électronique), etc. Et des fictions interactives : on y trouve par exemple Maison Mystère, Le sorcier et la princesse, et Mission : Astéroïde, les trois premiers titres de Sierra — dont on a déjà parlé dans les deux articles précédents, alors je passe ! — ainsi que Les Bâtisseurs d’empire (image disque), traduction d’Empire I World Builders (qui a l’air d’être un chouette jeu avec des éléments de jeu de rôle/simulation).
Un autre point commun entre les trois entreprises dont nous allons parler ici, c’est qu’elles avaient souvent un partenaire en France qui importait leurs logiciels en français pour le marché français. C’est très logique d’un point de vue business, d’un côté comme de l’autre : les Québécois ont accès à un marché plus vaste, les Français ont plus de jeux en français. Pour Computerre, il semblerait qu’ils aient eu à un moment un contrat avec Ciel Bleu, un label monté par deux frères français qui proclame dans ses catalogues avoir l’exclusivité du catalogue Computerre. Les fans de mes articles (lol) reconnaîtront ce nom : il s’agit de l’éditeur du Vampire Fou, le premier jeu de Jean-Louis Le Breton, à Noël 1983. D’après lui, Ciel Bleu a été dissout quelques mois après dans des conditions peu claires, et Le Breton, un peu échaudé par son expérience avec cet éditeur, créa Froggy Software avec Fabrice Gille.
Une deuxième entreprise québécoise dont j’ai retrouvé la trace est Sogiciel, ou VIFI/Sogiciel, dont un catalogue a été préservé ; il semblerait qu’ils avaient des bureaux à Montréal et à Paris, et une association avec Nathan en France, là encore dans un souci de vendre des logiciels en français des deux côtés de l’Atlantique. On retrouve dans leur catalogue, daté de 1983, des traductions de jeux populaires de l’époque, comme Conglomerates Collide, Congo, et Temple of Apshaï — et, en dernière page, Cyborg. Ce jeu (image disque ici) est une fiction interactive, écrite en 1981 (traduite en 1982 par Sogiciel d’après l’écran-titre) par Mike Berlyn, qui sera recruté par Infocom en 1983 et écrira Suspended, Infidel et Cutthroats, puis partira en 1985 et écrira Tass Times in Tonetown, une fiction interactive graphique vraiment originale. Je ne suis pas allé très loin dans le jeu, mais il est intéressant : on incarne un cyborg, et tout est écrit à la première personne du singulier, ce qui en fait potentiellement la première FI au « je » (plutôt qu’au « vous ») en français de tous les temps.
La dernière entreprise est Le Nordais Logiciel, sur lequel je ne m’arrête que brièvement. Le Nordais est un magazine québécois et, en février 1983, Pierre Turgeon, un écrivain chez eux, crée une succursale, « Le Nordais Logiciel », pour faire des programmes en français, avec l’aide d’un prêt du gouvernement québécois. Il y a un article super intéressant dans le Calgary Herald du 12 décembre 1983, intitulé « Novelist makes his microchips dance in French », qui parle de Turgeon et de la compagnie, et du fait qu’ils ont un accord (signé en juin 1983) avec l’éditeur Ediciel-Matra-Hachette. L’article indique des choses faramineuses, à prendre avec un grain de sel : la commission permanente de la culture de l’Assemblée Nationale de Québec, le 31 octobre 1984, indique que l’entreprise a fait faillite en décembre 1983. Mais avant de disparaître, Le Nordais aura eu le temps de terminer la traduction du premier Wizardry!, traduit sous le nom de Sorcellerie! Le donjon du Suzerain Hérétique, un jeu de rôle très complet et un hit énorme sur Apple II. En vertu de l’accord avec Matra-Hachette, il sera publié en France, à Noël 1983, et fera un carton ; les traductions suivantes seront faites par Matra-Hachette eux-même.
La première fiction interactive québécoise
On arrive maintenant à la création de Logidisque, éditeur fondé en 1982 par l’écrivain Louis-Philippe Hébert (relativement connu au Québec il me semble), qui, à la différence des entreprises citées plus tôt, fut créé avec pour but exprès de faire des logiciels originaux en français. C’est, à ma connaissance, la première au Québec. Je ne vais pas m’étendre sur l’histoire de Logidisque, qui est sans doute encore à écrire (même si LPH a quelques infos sur son site) L’entreprise a eu un joli succès, et a notamment collaboré avec Croc, un magazine qui est un peu l’équivalent de Fluide Glacial en France. Son plus gros succès, je crois, fut Mimi la Fourmi, en 1984, logiciel éducatif qui s’est bien vendu et notamment en France et en Belgique. (Son autrice est désormais professeure d’informatique à l’Université du Québec à Montréal.) Si on parle de Logidisque maintenant, c’est pour Arsène Larcin.
En mai 1982, Éric Primeau a 17 ans, lit Byte Magazine et traîne au Camelot Square Phillips. Il y a à l’époque peu de jeunes qui savent programmer sur micro-ordinateur ; Primeau pratique déjà sur son Apple II, qu’il a depuis 1981. Un ami de Primeau connaît quelqu’un qui travaille dans le même bâtiment que Logidisque ; son nom arrive aux oreilles de Louis-Philippe Hébert, qui invite Primeau et son ami. Intrigué (personne ne faisait des jeux en français à l’époque), Primeau leur rend visite, et Hébert lui montre Caraïbes, par Yves Leclerc, une simulation où on fait du commerce de port en port (image disque ici) ; Hébert lui propose de faire le portage de ce jeu en BASIC Apple II. Primeau accepte, et termine un mois plus tard. Influencé par Mission Impossible de Scott Adams, qu’il avait vu chez un ami sur TRS-80 (il a aussi joué, mais peut-être plus tard, à Zork, Adventure, et Softporn), il leur soumet une idée de jeu textuel ; il commence en juin, y travaille 3 à 4 heures par jour, et termine au bout de 4 mois. Arsène Larcin sort à l’automne 1982, à peu près en même temps que Têtards, le premier jeu de Logidisque (et le premier jeu de fabrication québécoise, sans doute) ; les deux sont mentionnés ensemble dans beaucoup d’articles, comme dans La revue des diplômés de décembre 1982. Cela fait donc d’Arsène Larcin un contemporain de La Caverne des lutins, jeu français sur Victor Lambda, et donc potentiellement seulement la troisième ou quatrième FI originale en français de l’histoire !
Les informations de ce paragraphe viennent d’un article de Québec Science d’avril 1984 consacré à Primeau, mais aussi de Primeau lui-même ! En effet, je suis parvenu à retrouver les coordonnées d’Éric Primeau sur Internet, et je les ai passées à Jonathan Lessard, qui est entré en contact avec lui. Il a pu ainsi confirmer et apporter des précisions. Il n’a fait qu’un seul autre jeu à l’époque, inspiré par Pac-Man ; par contre, il est toujours informaticien.
Dans Arsène Larcin (à l’époque, les articles le qualifiaient de « roman interactif »), dont l’image disque est disponible ici, on incarne un gentleman cambrioleur dans un hôtel. L’objectif est de subtiliser un ordinateur contenant des informations intéressantes ; mais le jeu randomise le lieu où se trouve l’ordinateur, ainsi que d’autres choses relatives aux personnages de l’hôtel. Il s’agit de s’infiltrer dans les chambres, charmer les personnages, voler des objets, les revendre… Ça n’est pas une fiction interactive narrative « à la Infocom », mais il y a un analyseur syntaxique, des déplacements entre les chambres, et plusieurs actions possibles ; le fait que le hasard y joue un rôle si important est sans doute un reflet de l’époque. Je ne sais pas si le jeu a bien marché ou pas ; l’article de Québec Science mentionne que le jeu allait être tiré à 20 000 exemplaires en Angleterre, mais Primeau nous a confirmé que ça ne s’est jamais fait.
Logidisque a continué pendant des années après ce jeu, même si je ne crois pas qu’ils aient fait d’autres fictions interactives. M’étant arrêté pour mes recherches à la période 1982-1983, je ne sais pas dire si la fiction interactive québécoise a perduré ; m’est avis que non, mais qui sait… En tout cas, vous venez d’assister à la naissance de l’industrie vidéoludique au Québec !
22 janvier 2021 at 23 h 51
Cela fait donc d’Arsène Larcin un contemporain de La Caverne des lutins, jeu français sur Victor Lambda, et donc potentiellement seulement la deuxième ou troisième FI originale en français de l’histoire !
Mais alors, quelle était la toute première ? Jusqu’à maintenant, il me semble que tu n’as parlé que de traductions (dans cet article et dans les précédents : Adventure, jeux Sierra, etc.). Ou peut-être la série d’articles ne suit-elle pas tout à fait l’ordre chronologique et tu vas en parler plus tard ?
23 janvier 2021 at 17 h 00
Héhéhé, oui, on en parle le mois prochain 😉 D’ailleurs il faut que je modifie l’article, car il y en a en fait 2 avant les lutins et larcin… 🙂