Certains jeux proposent une histoire, une intrigue : l’histoire de haut niveau. Tout jeu, par contre, procure une expérience personnelle pour son joueur ou sa joueuse : l’histoire de bas niveau.

Dans la droite ligne du précédent article qui évoquait les différents niveaux de linéarité ou de liberté qu’on peut rencontrer dans des jeux de toutes sortes, ce texte va explorer un aspect de ce qui peut rendre toute aventure (linéaire ou non) assez personnelle pour être attachante et, éventuellement, rejouable.

Cet article est en grande partie basée sur un article de Jonathon Schilpp écrit pour gamedev.net il y a… longtemps ! Ainsi que sur d’autres textes, et des réflexions personnelles. Les sources sont mentionnées en fin d’article.

Les termes d’histoire de bas niveau et de haut niveau sont ici repris depuis l’article pré-cité, mais ce ne sont pas des termes définitifs et vous pourrez retrouver les mêmes notions décrites différemment ailleurs.

Le contexte général

De nombreux jeux proposent soit une rejouabilité intéressante, soit une histoire prenante. Ceux qui savent jumeler les deux ne sont pas courants. En général, les jeux offrant une bonne rejouabilité le font grâce à l’usage de mécaniques intéressantes, et d’un grand degré de liberté associé. Le joueur ou la joueuse peut accomplir ses objectifs de nombreuses manière différentes.

Mais on se rend souvent compte qu’il est plus facile de créer une histoire engageante en limitant un peu les possibilités du protagoniste. Pour qu’on puisse faire vivre au personnage qu’on a imaginé, le joueur doit effectuer certaines actions, assister à certains événements. La rejouabilité en est ainsi impactée négativement.

Pour éviter cela, on a recours à différentes solutions. L’une de ces approches consiste à forcer quelque peu le fait de rejouer. On incite en effet la joueuse à refaire le jeu une seconde fois en offrant une quelconque récompense : des modes cachés, des personnages à débloquer, des succès à déverrouiller…

Même si cela suffira pour certains jeux ou certains profils de joueurs (le mode « New Game+ » de Chrono Trigger a eu son petit succès), d’une manière générale il ne s’agit pas d’une très bonne façon de pousser les gens à revivre votre histoire. Soit votre jeu donne envie d’être fait plusieurs fois, soit ce n’est pas le cas et en forçant la chose vous risquez de générer de la frustration (et de mauvais avis donnés sur les sites de diffusion).

Capture d'écran de Chrono Trigger.
Chrono Trigger : 12 fins et un mode Story+ permettant de recommencer avec plus de défis.

Une autre façon de faire, plus intéressante sans doute, consiste à proposer une histoire à embranchements. C’est quelque chose de très couramment évoqué sur notre site puisque des outils comme Twine, ink ou Ren’Py s’y prêtent tout naturellement. Ce système garantit au moins que chaque partie pourra être différente. Mais à quel point ? Peut-on considérer que le but est atteint si le joueur va rejouer en cliquant en vitesse pour passer des pages et des pages de textes déjà lues dans une partie précédente ? Pour que le sentiment de nouveauté soit fort et persistant, il est nécessaire d’écrire une masse de texte conséquente et de proposer de nombreux chemins alternatifs.

Capture d'écran de 80 Days.
80 Days, 750 000 mots au total (2 % utilisés par partie).

L’excellent 80 Days s’en tire très bien là-dessus, grâce à une richesse extrême et une granularité impressionnante (la plupart des paragraphes changent de contenu suivant ce qui a été vécu jusque là, ce qui rend entre autres sa traduction presque inenvisageable), mais il représente une masse de travail conséquente. Des visual novels plus modestes s’en tirent très bien aussi grâce à un mélange de gameplays, qui, en se rapprochant parfois de la fiche de jeu de rôle (avec des tas de compétences), permettent de recommencer avec des profils très différents. Ici je pense à mon chouchou en la matière, Long Live The Queen, qui mélange une fiche de personnage riche à des péripéties nombreuses et variées. Néanmoins, si on est loin du travail titanesque de 80 Days, cela reste un jeu aux ramifications assez nombreuses pour demander un certain investissement.

Capture d'écran de Long Live The Queen.
Long Live The Queen : de nombreuses compétences à travailler ou ignorer.

La narration par embranchement étant du coup une solution intéressante mais potentiellement très coûteuse en temps de rédaction, et la rejouabilité incitée par la récompense étant difficile à proposer de manière équilibrée et pertinente, nous pouvons aborder un autre angle : celui de l’histoire de bas niveau !

Deux types d’histoire

Un jeu peut contenir deux types d’histoire tout à fait différents. Premièrement, il y a bien sûr l’histoire écrite par la personne en charge du scénario. C’est ce qu’on appellera ici l’histoire de haut niveau. C’est l’histoire qui, généralement, intéresse le plus l’équipe de développement. Elle inclut la plupart des événements du jeu, le développement des personnages, et tous les artifices scénaristiques permettant de générer une expérience intéressante.

L’autre type d’histoire est celui que le joueur ou la joueuse se constitue lors de sa propre partie. C’est ceci qu’on appellera histoire de bas niveau. Si chaque jeu n’a pas forcément d’histoire de haut niveau, ils génèrent tous inévitablement des histoires de bas niveau. Qui plus est, ces histoires varient à chaque fois que l’on joue au jeu. Je vais reprendre ici l’exemple donné par Jonathon Schilpp, car il est assez étonnant mais me paraît fort pertinent ! Il s’agit d’évaluer le cas de Tetris. Est-ce que Tetris a une histoire ? D’une certaine manière, oui, et elle pourrait ressembler à ça :

J’ai fait quelques erreurs, et les blocs ont fini par quasiment atteindre le sommet. Je savais que la partie était fichue, mais je n’ai pas abandonné. J’ai continué à placer tout ce que je pouvais sur la droite, en attendant la pièce qui allait me sauver ! Au dernier moment elle a fini par arriver. Je l’ai balancée sur la gauche juste à temps, ce qui m’a déclenché un Tetris, et un peu d’espace pour respirer. La partie restait condamnée, mais j’ai pu tenir assez longtemps pour récolter 3000 points de plus.

Anne onyme, experte en tetrisseries

Ce n’est bien sûr par le genre d’histoire qu’Alekseï Pajitnov a cherché à implanter dans son jeu de manière consciente et détaillée. Et pourtant, elle a été vécue par de nombreuses personnes, sous un tas de variantes. Tetris est souvent cité parmi les jeux à forte rejouabilité. On peut supposer que c’est le cas en raison du fait que chaque partie est différente des autres.

Avantages des histoires de bas niveau

Il y a un certain nombre d’avantages inhérents à l’utilisation d’histoires de bas niveau. Déjà, elles peuvent être combinées aux histoires de haut niveau, ce qui offre le meilleur des deux mondes !

Couverture du livre Game Design: Theory and Practice.

Dans son ouvrage intitulé Game Design: Theory and Practice, Richard Rouse III explique (dans une section justement nommée « Designer’s Story Versus Player’s Story »), que, pour lui, l’idéal de la narration interactive est de mêler l’histoire du designer et l’histoire du joueur pour n’en faire qu’une, afin que le joueur puisse avoir un réel impact sur l’histoire tout en permettant à cette dernière de conserver ses qualités dramatiques.

Sur ce genre de format dans lequel tout ne repose pas sur l’histoire de haut niveau, il est possible d’augmenter la rejouabilité en consommant moins de ressources qu’à travers un grand nombre d’embranchements. Cela peut permettre aussi de se concentrer sur une seule histoire principale, enrichie de nombreuses variations mais là encore moins coûteuse qu’une multiplicité de grands chemins. Bien sûr, une histoire arborescente ou d’autres méthodes d’enrichissement de la rejouabilité peuvent rester pertinentes et pouvoir être combinées pour un effet maximum.

L’avantage de l’histoire de bas niveau, c’est que l’augmentation de sa richesse peut se contenter de subtiles modifications dans la narration ou le gameplay, là où une histoire de haut niveau nécessite facilement des variations majeures pour se voir impactée. Même du point de vue de la joueuse, cela ne représente pas un investissement particulièrement fort, il n’y a pas de regret à avoir pour avoir fait tel grand choix majeur ici ou là si l’on parle de choix récurrents liés à des actions ayant un impact notable mais léger.

Enrichir l’histoire de bas niveau

Très bien, mais comment recourir consciemment à cette couche d’histoire ? L’une des réponses pourrait être de réfléchir à l’impact des protagonistes sur l’univers de jeu. Cette possibilité est l’un des points forts des jeux vidéo ou du jeu de rôle, autant en profiter !

Du coup, pour accentuer l’impact de ce bas niveau, il pourrait suffire de montrer clairement que chaque petite décision modifie quelque chose à l’histoire, ou à l’apparence du monde (au sens large).

Parmi les effets qu’on peut imaginer :

  • Modifier le comportement d’un PNJ à la suite de certaines actions de la protagoniste.
  • Faire en sorte qu’un lieu soit plus ou moins animé suivant le stade de réussite d’un puzzle ou d’une énigme (une action du jeu attire l’attention sur le lieu, ou au contraire supprime l’intérêt des locaux pour la zone).
  • La possibilité de « cambrioler » une zone avec différentes conséquences (en jouant sur le bon vieux principe des Zelda où l’on pouvait piller n’importe quel villageois à loisir).
  • La possibilité d’entendre les exploits du protagoniste rapportés par d’autres, ou de voir toute une propagande se dessiner littéralement (une extension d’XCOM 2 permet de designer des affiches qui apparaissent ensuite dans le décor des batailles).
  • Modifier ou ajouter des options de dialogues suivant des actions presque anodines effectuées auparavant. Et/ou modifier des réactions de PNJ suivant les vêtements portés par le personnage.
  • Etc. !

Les variantes peuvent être minuscules, ou se rapprocher des embranchements plus classiques (pour former de mini-arcs narratifs facultatifs, un peu comme des sous-quêtes de RPG).

L’idéal est sans doute ne pas trop téléphoner ces effets, de faire en sorte que toutes ces variations se fondent naturellement dans le flot du jeu.

La simple personnalisation des protagonistes

Nous avons surtout évoqué jusque ici des choix qui, s’ils sont majeurs dans l’histoire de haut niveau ou mineurs pour enrichir l’histoire de bas niveau, recèlent à chaque fois des conséquences marquées dans l’histoire du jeu.

Mais l’histoire de bas de niveau, l’histoire de la joueuse ou du joueur, n’a même pas besoin de ça, au final. Si ce qui importe est de pouvoir jouer au même jeu plusieurs fois, certes, les impacts se doivent d’être perceptibles d’une manière marquée. Mais si le but est simplement de permettre de vivre sa propre aventure, de se sentir pleinement investi dans le destin de notre personnage, quitte à ne vivre l’aventure qu’une seule fois, alors la personnalisation d’éléments très secondaires peut déjà apporter son lot d’atouts.

Écran de personnalisation du personnage dans le jeu XCOM 2.
XCOM 2, une personnalisation poussée !

Suivant le type de jeu, purement textuel ou graphique, les possibilités et intérêts sont bien sûr différents. Mais dans l’absolu, que peut-on alors vouloir modifier ? Le genre du personnage, sa couleur de peau, peut-être jusqu’à la couleur de ses yeux ou sa coiffure. La façon dont il est vêtu, aussi (ce qui était mentionné plus haut comme un élément modificateur d’événements peut ici être une simple variante esthétique).

Cela peut avoir un intérêt à plus d’un titre. Déjà, de nombreuses personnes aiment tout simplement contrôler un personnage qui leur ressemble, ou qui ressemble à un avatar qu’ils ou elles ont l’habitude d’incarner. Hugo Labrande écrivait d’ailleurs récemment sur Twitter un fil à propos du choix de genre dans les jeux et en particulier dans les fictions interactives. Ensuite, pour des gens où plusieurs personnages sont disponibles, comme dans la série XCOM, le fait de proposer le choix de leur apparence permet de les différencier plus facilement, à des fins de lecture de situation plus aisée (si par exemple je colore en rouge mes personnages armés d’explosifs), ou pour y intégrer nos amis, ou même nos spectateurs sur Twitch !

En effet, comme le rappelle Josh Bycer (source en fin de page), XCOM se paie le luxe de nous « montrer » chaque choix esthétique que l’on fait. Là ou certains jeux se contentent de nous laisser la possibilité de modifier un portrait de personnage qu’on ne voit… qu’en ouvrant la page de portrait de personnage… (ou page inventaire plus généralement), ici, tout est visible (ou audible, puisqu’on peut aussi choisir les voix) lors de chaque combat.

Et cela génère nécessairement plus de richesse au niveau de l’histoire personnelle vécu par le public. Pour avoir justement beaucoup apprécié la série XCOM, qui en mode Ironman (une seule sauvegarde, automatisée) est impitoyable, je peux vous garantir que je me souviens de certains membres de mon équipe que j’avais customisé, et qui avaient survécu à de nombreuses missions avant dé périr sous un mauvais coup de plasma ennemi (une pensée pour toi, mon colonel écossais fétiche).

Narration émergente

Ces concepts peuvent être abordés sous plusieurs angles, différents termes, et on l’entend parfois parler par exemple de narration émergente (voir l’article de Craig A. Lindley cité en fin de page). Cela peut poser la question de ce qu’on attend en tant que narration, doit-elle être structurée, correspondre à une série d’actes ou de moments tels qu’on les retrouve dans la plupart des fictions depuis l’Antiquité ?

Il n’existe pas de réponse unique à cette question, toute autrice ou auteur peut vouloir laisser l’histoire de bas niveau prendre le dessus sans la moindre structure. Dans le livre cité plus haut, Richard Rouse III prend d’ailleurs l’exemple de The Sims pour évoquer ces jeux dans lequel un jeu sans scénario prédéfini peut donner lieu à une histoire riche et mémorable (une version plus poussée de ce qu’on avait vu concernant Tetris).

Mais là encore, on peut distinguer mille nuances, et C. A. Lindley prend l’exemple du jeu Façade, qui fait avancer certains dénouements, non pas lorsque des paliers très précis sont atteints, mais lorsque certaines variables de « drama » ont suffisamment évolué. En conséquence, même si la grande trame de l’histoire reste prévisible, la façon de passer d’une étape à l’autre peut grandement varier.

Capture d'écran de Façade.
Façade ! En français dans le titre.

J’avais personnellement utilisé une mécanique du même ordre (beaucoup moins élaborée tout de même) pour La Cité des Eaux, jeu dans lequel le protagoniste parcourt un chemin très linéaire, mais dont l’interprétation (et donc le résultat final) va grandement varier suivant les actions réalisées en chemin (avec des variables représentant optimisme, misanthropie, etc.).

Il est ainsi possible d’imaginer des paliers d’histoire (déclenchement d’un événement, ouverture d’une nouvelle série de lieux…) qui sont activés suivant des actions diverses et indépendantes les unes des autres. Dans le cas d’une enquête, par exemple, une percée dans le mystère pourrait se voir débloquée si l’on trouve 3 indices pour un sujet donné, or le jeu disposerait de deux fois, voire trois fois plus d’indices pour ce même sujet. Ceux que l’on trouve vont colorer notre histoire personnelle et lui donner un caractère bien spécifique qui peut convenir à la façon dont on imagine notre avatar.

Dans le même ordre d’idée, on peut aussi imaginer que le fait de trouver tel ou tel indice va tout simplement « fermer » certaines portes, rendre d’autres indices inatteignables. Par exemple, si une information importante peut être obtenue en discutant avec un PNJ précis, elle peut disparaître du jeu si l’on se comporte de manière violente pendant la recherche d’un autre indice (le PNJ l’apprend et quitte le quartier, ou préfère mentir).

Capture d'écran de Disco Elysium.
Disco Elysium et le karaoke : deux chemins, deux douleurs. 😉

Tout ça n’ira pas jusqu’à changer la structure majeure de l’histoire (du type « trois actes » ou ce genre de choses), mais permettra néanmoins de personnaliser l’expérience et de, peut-être, donner envie de rejouer « autrement ». L’excellent Disco Elysium déjà évoqué sur ce site (très, peut-être trop, verbeux, mais néanmoins mémorable) est un exemple typique de ce schéma. Je l’ai terminé une fois d’une certaine façon, et même si je sais que le squelette principal de l’histoire est plutôt linéaire, j’y reviendrai tôt ou tard avec un autre profil d’enquêteur.

Conclusion non personnalisée

Désolé, mais je vais proposer la même conclusion pour tout le monde. Comme nous l’avons vu, s’il est facilement coûteux de proposer une histoire de haut niveau qui soit personnalisée et rejouable, il peut être plus économique, et donc plus envisageable, de prévoir des éléments de bas niveau qui iront enrichir l’histoire personnelle vécue par chaque personne lançant votre jeu.

Allez donc, et créez du jeu ! Du jeu qui permet d’un côté de partager des événements marquants avec d’autres personnes qui auront vécu les mêmes scènes fortes, et de l’autre de se remémorer au coin du feu (souvent virtuel, certes) tout ce qui a fait de « notre » aventure quelque chose d’unique, d’irremplaçable, de magique !

Sources