Les 4 quartiers
Là où je vis, en Amérique du Nord, les milieux d’affaire aiment les cours de développement professionnel, où des managers enseignent (plus ou moins bien) des techniques de management, relation client, etc. Et un truc que l’on rencontre souvent (2 fois en 2 ans pour moi…), c’est des sortes de tests de personnalité, en particulier des tests qui vous classifient selon 2 axes, c’est-à-dire 4 combinaisons/types de personnalités possibles. Myers-Briggs, Wilber, Keirsey, Disc, Insights, Platinum Rule… (Aux temps de Molière on appelait ça la théorie des humeurs.)
Par exemple, très récemment, on m’a donné un quiz de 18 questions du style « est-ce que vous préférez les conversations au téléphone qui sont longues et sans format ou celles qui sont courtes et concentrées sur un sujet » et, après quelques calculs, j’ai obtenu un score sur l’axe « ouvert/prudent » et un score sur l’axe « direct/indirect », ce qui m’a donné une classification de personnalité de type « fonceur ». Puis on a chacun lu la description de notre personnalité, et on a tous dit « oh oui je m’y retrouve bien pour certains trucs mais d’autres trucs ben un peu moins » pour pas faire trop de peine au coordinateur, qui s’évertuait à expliquer pourquoi ce système était si génial même quand il se trompait.
Wikipédia définit l’effet Forer comme un effet où des sujets disent se reconnaître beaucoup dans des descriptions de leur personnalité même si elles sont en réalité vagues et générales. Forer écrivit une description de personnalité vague, fit croire à des gens qu’elle était écrite juste pour eux, et ils dirent tous « c’est tout à fait moi ».
Des études supplémentaires ont montré que l’effet est amplifié : si les gens sont dans une position de contrôle (genre un manager, voire quelqu’un qui donne des cours de business à des managers) ; s’ils pensent que leur profil est vraiment personnalisé (ah tiens au passage ces tests ne disent jamais « juste 4 personnalités », en fait il y en a souvent 12 ou 16, « mode majeur/mineur », vous comprenez) et se mettent donc à surinterpréter ; si le profil décrit beaucoup de traits positifs (« toutes ces personnalités sont valides et ont des points forts complémentaires et il n’y en a pas une mieux que l’autre » m’a-t-on assuré — ce qui évite certes des situations inconfortables dans le cadre d’une petite formation pour le bureau) ; et si le sujet fait confiance ou croit en l’autorité de l’examinateur (quelqu’un qui se présente comme expert en business et qui nous dit que c’est la sauce secrète de l’univers, par exemple).
Après avoir constaté qu’en effet, la moitié des phrases de chaque profil s’appliquait à ma personnalité, j’ai changé de point de vue. « Ceci est un système créé par quelqu’un pour (se faire de l’argent et) amener les gens à réfléchir sur leur valeurs, leurs préférences, leurs forces — leur fiche de personnage. Leur façon de jouer RP dans la vie ». Si c’est donc un jeu de rôle, en tant qu’écrivains de jeux mettons-nous dans la peau de son concepteur : comment construire un système fun, doux, consensuel ou même accepté, et qui donne l’impression de personnalisation à tout le monde ?
Le système me semble être, à mon humble avis :
- Il faut donner plusieurs gammes entre deux caractéristiques, et à vous de placer le curseur vers ce qui est votre priorité.
- Ces deux caractéristiques ne doivent pas être connotées négativement, juste des alternatives (introverti vs extraverti, idéaliste vs réaliste, intuitif vs réfléchi, etc.).
- Les axes décrits doivent être relativement orthogonaux, c’est à dire sembler indépendants les uns les autres sans corrélation évidente (un test où on vous place « introverti vs extraverti » et « solitaire vs grégaire » ne donne pas une super diversité).
- Si on peut prendre en compte des variations, couper des cheveux en 4, parler de modes mineurs ou modes subconscients, pour apporter de la nuance, les gens s’identifieront encore plus à leur profil.
- Il faut assurer aux gens que tous les profils se valent et qu’il n’y en a pas un mieux que l’autre.
Des règles de conception d’un système qui vous permet de calculer un archétype… Tout à coup, ces systèmes devient non plus une vérité cosmique, mais un outil qui pourrait aider à guider l’écriture d’un jeu narratif où le joueur s’identifie et s’implique fortement dans l’histoire. Déformation professionnelle…
Personnalité et jeu de rôle sur ordinateur
On fait souvent remonter la paternité de l’idée d’un test de personnalité pour déterminer les caractéristiques d’un personnage principal de JDR sur ordinateur à Ultima IV, dans lequel les réponses à quelques questions déterminent dans laquelle des 8 Vertus votre personnage se place. Il y a 3 axes : Vérité, Amour, Courage. Selon les combinaisons, on vous donne l’une des Vertus suivantes: Honnêteté, Compassion, Bravoure, Justice, Sacrifice, Honneur, Spiritualité, Humilité.
C’est un système toujours très cité, qui avait fait sensation à l’époque, et tiens, il correspond à mes axiomes 1 à 5 ci-dessus. Choisis tes valeurs parmi 3 valeurs orthogonales, on te donne une personnalité positive parmi un nombre suffisamment grand que ça n’apparaît pas trop réducteur.
D’autres jeux de rôle ont remplacé le processus d’attribution de points par un pseudo test de personnalité ; par exemple ceux de Morrowind ou de Fallout: New Vegas. Par contre, un des soucis que peut rencontrer cette approche dans un jeu de rôle « classique » est que potentiellement, les caractéristiques augmentent avec l’expérience (et ne diminuent jamais, vu qu’on est censés devenir plus puissant et meilleur en tout), ce qui change un peu la correspondance avec un test de personnalité.
Enfin, parlons d’une autre approche : celle employée par Choice of Games. Leurs jeux sont narratifs et purement textuels, et parmi les caractéristiques qui apparaissent, certaines peuvent être interprétées comme des statistiques de niveau (qui ne descendent pas), mais d’autres sont plus fluides, avec des axes indépendants qui induisent chacun une position entre deux caractéristiques non négatives… À ce stade c’est intégré dans le style de la maison : Hollywood Visionary a « est-ce que votre priorité c’est le projet ou les gens », Rent-A-Vice a « idéaliste ou cynique », Slammed a « est-ce que vous sortez de votre personnage souvent ou non », The Martian Job a « loup solitaire ou équipier » et « spontané ou planifiant », Choice of Magics a « empathique ou calculateur », Cannonfire Concerto a « classique ou original », Blood Money a « avec principes ou impitoyable ». Il y a des conséquences à ces positionnements, et tous les styles ne peuvent pas tout faire, mais dans un bon jeu, vous aurez toujours des péripéties intéressantes quelle que soit votre personnalité. Je trouve cette approche très concrète et intéressante, et elle sous-tend l’approche concrète de game design que je vais maintenant tenter d’ébaucher.
Un manuel de création
Attention, ce qui suit s’applique principalement à des jeux longs ! Vous vous en doutez peut-être vu qu’on parle de Choice of Games (qui sont des romans, en vrai) et de Morrowind (là encore des centaines de millions de mots). Si vous voulez faire un jeu court pour commencer, choisissez peu de caractéristiques et faites des péripéties courtes !
Dans tous les cas, commençons par noter que l’idée de répondre à des questions et d’en tirer une personnalité est de toute façon fondamentale dans le jeu de rôle : c’est l’idée du roleplay, l’idée d’exprimer un personnage ou une personnalité à travers les choix faits dans le jeu. Parfois on exprime sa propre personnalité et ses propres valeurs, parfois on joue à avoir un personnage complètement opposé à notre propre personnalité, ou autre. Dans tous les cas, on répond à des questions avec une certaine matrice en tête (« je veux être courageux ») et on espère que le jeu va déduire de nos choix que l’on incarne quelqu’un de courageux.
Donc, partons du principe qu’on veut faire un jeu « à la Choice of Games », avec roleplay sur des variables glissant sur des axes pour représenter une certaine personnalité. Il vous faut trouver ces axes et caractéristiques, mais aussi évaluer leurs conséquences sur le monde, les péripéties, et le message que vous offrez.
Car dans tous les cas il y a une certaine constante dans le game design : on (joueur) a envie que le jeu comprenne et accepte ces choix et joue avec nous. On n’a pas envie que le jeu nous juge, se moque de nos choix, nous donne moins d’opportunités ou de péripéties (« si tu n’as pas de charisme ton histoire s’arrête après le premier village parce que pour une fois qu’une femme veut se marier avec toi il faut sauter sur l’occasion, Fin »). On veut explorer l’espace et avoir des possibilités qui correspondent à nos choix.
Si on fait un choix d’un personnage qui évite les regards ennemis et les combats, et que la seule façon de résoudre un problème à la moitié du jeu est de lui taper dessus, c’est nul (coucou les boss fights de Deus Ex: Human Revolution !). Ou alors, un RPG peut vous donner une équipe, ce qui donne l’opportunité d’avoir des profils différents pour ne pas être bloqué. Autre chose à éviter : « Il y a une approche qui résout tous les problèmes » (par exemple « le magicien il est cheaté » comme on disait de mon temps d’un type de personnage bien trop puissant).
Essayons de rendre ça plus concret :
- Réfléchissez à votre univers et au message que vous voulez porter, et tentez de trouver des paires de caractéristiques. Ça, c’est pour la règle numéro 1.
- Entorse à la règle 2 : on veut pouvoir jouer un méchant, parce que c’est un jeu ! Donc pas forcément besoin que vos caractéristiques soient positives.
- Regardez les intersections de plus près : prenez deux caractéristiques et essayez d’imaginer la combinaison. Quel genre de personnalité IRL ? Quels genres de choix est-ce que cette personne ferait ? Quels genres de situations seraient difficiles pour cette personne ? Donnez des noms aux intersections (« fonceur », « penseur », « charismatique »).
- Si certaines paires ne paraissent pas fertiles, ou ne donnent pas assez de diversité, ou n’apportent pas grand-chose par rapport à juste l’une des caractéristiques, revenez à l’étape 1.
- Puis c’est l’heure de travailler sur les points 4 et 5 :
- Essayez d’établir des situations qui peuvent être résolues de plusieurs façons (plus il y en a, mieux c’est).
- Pour chaque type/intersection, imaginez une aventure ou branche ouverte uniquement à ce type. Faites en sorte que tous les types aient des trucs funs, intéressants, surprenants… — ça, c’est pour la règle 5, « les profils sont tous aussi intéressants ».
- Et pour la règle 4, raffinez et complexifiez en jouant sur les seuils : quelles situations requièrent 85-15 ? À quoi correspond un 55-45 ? (Cela requiert plus d’écriture, des variations dans le texte, de l’interprétation — du « jus », donc, comme décrit dans cet article !)
Une fois que vous avez ça, je crois que vous avez un squelette de jeu très solide et qui exploite bien la non-linéarité et le plaisir du roleplay. Au final, même si je vous mets en garde contre l’applicabilité en pratique de ces tests de personnalité (et leur supposée « précision scientifique »), le domaine de la fiction se prête bien mieux à de telles classifications, pour concevoir et comprendre des archétypes et les prendre en compte dans le roleplay et les péripéties !
18 mars 2023 at 9 h 00
Héhé, on se retrouve sur ce point !!
J’avais publié il y a quelques années dans un numéro de Casus Belli une aide de jeu proposant la création de personnage de JDR en utilisant deux systèmes catégorisant les personnalités : le fameux MBTI et l’infamant Eneagramme. Je prenais du coup les mêmes pincettes idéologiques 😉
J’ai aussi dans un coin un petit quelque chose dans le genre basé sur l’antique théorie des humeurs : https://www.enkidoux.fr/2020/04/25/creer-un-personnage-la-theorie-des-humeurs/
Je ne connaissais pas du tout cette nouvelle roue colorée, merci pour ce nouvel outil, j’ai hâte de l’essayer, lol !
18 mars 2023 at 16 h 18
Haha super, merci pour l’article, et c’est cool de savoir que je suis pas le seul à y avoir pensé !
À noter que l’infamant ennéagramme a été utilisé par Kotaro Uchikoshi pour créer les personnages de « 999: 9 hours 9 persons 9 doors », qui est mon jeu préféré. Ça veut bien dire que détourner ce genre de tests pour l’écriture d’un jeu c’est fertile 🙂