Un jeu fleuve. Beaucoup, beaucoup de texte. Du bon texte, heureusement. Un moment rare !

J’écris ces lignes alors que je viens de terminer Disco Elysium. Un de ces instants où, après avoir été longuement porté par une œuvre, vous vous trouvez un peu orphelin. Un film, même sur deux heures, me laisse rarement dans cet état. Un jeu vidéo, ou une série, vous accompagne durant des dizaines d’heures, c’est différent. Me voilà donc, un peu comme après avoir terminé le jeu The Walking Dead de Telltale, ou la série The Office (j’aime beaucoup Ricky Gervais mais je parle là de la version US, une fois n’est pas coutume).

Le point commun entre ces œuvres : leur capacité à faire appel à notre empathie grâce à des personnages crédibles, attachants, des amis qu’on apprend à connaître jusqu’à pouvoir prévoir certaines de leurs réactions.

Des amis qu’on finit par perdre, et c’est toujours un peu douloureux !

Capture d'écran de Disco Elysium.
L’ami.

Un jeu imparfait

Disco Elysium n’est pourtant pas un jeu parfait. Ni un jeu complètement révolutionnaire. C’est un jeu partiellement révolutionnaire (ça vous ira ?).

Commençons par énumérer ce que je peux lui trouver comme défauts (qu’il n’est pas le premier à porter) :

  • On rencontre des personnages (que j’appellerai PNJ pour personnages non joueurs) qui restent statiques la plupart du temps (on est loin d’une vie simulée à la Red Dead Redemption).
  • Les discussions avec les PNJ peuvent être répétées. On peut reposer les mêmes questions et obtenir les mêmes réponses à l’infini.
  • Derrière une apparence d’immense liberté se cache au final une histoire relativement linéaire, avec une seule fin satisfaisante.
  • On peut mourir bêtement (y compris dès la première scène, après avoir créé votre personnage custom, qu’il vous faudra recréer).
  • Certaines mécaniques intéressantes sont mal expliquées.
  • Le jeu n’est disponible qu’en anglais et compte tellement de mots (plus d’un million) qu’il serait long et coûteux à traduire. Néanmoins, le studio a annoncé vouloir le faire (et vu le succès de jeu ils pourraient avoir le budget pour ça).
  • Le jeu n’est pas infini et il arrive un moment où vous ne pouvez plus cliquer pour faire des trucs cools (pour info, j’ai mis 26 heures à le terminer sans trop me presser).

De plus, même si les avis du public et de la presse spécialisée sont en général plutôt bons, on trouve aussi (bien sûr) des personnes pas vraiment satisfaites qui reprochent d’autres aspects. Je partage moins ces avis, mais parmi ceux-ci, on peut noter :

  • La nécessité de tricher avec les sauvegardes (save scumming) pour passer les phases de dialogues difficiles (certaines options de dialogue ne « réussissent » qu’après un jet de dés réussi).
  • Un rythme poussif avec une démarche lente, des portes bloquées et peu de raccourcis.
  • La possibilité de « bloquer » le jeu. Il semblerait en effet qu’en dépensant trop d’argent au début, on se retrouve dans l’obligation de recommencer la partie (ou d’éditer la sauvegarde) après quelques heures de jeu.
  • Une frustration non négligeable pour les « complétionnistes » qui veulent tout voir, tout faire, tout débloquer durant une partie.

Je ne vais pas trop m’étendre sur ces défauts réels ou supposés. Ils relèvent d’une longue tradition de jeux vidéo qui tentent de créer des histoires interactives là où les romans et les films peinent déjà avec des histoires linéaires. :p

Ce sont donc ces points qui font de Disco Elysium un jeu « partiellement » révolutionnaire.

Un jeu novateur, un peu quand même

Attardons-nous donc plutôt sur ce qui est nouveau, à cette combinaison de concepts (aucun n’était totalement révolutionnaire encore une fois) qui constitue une alchimie inédite et précieuse.

Ce jeu est à la croisée des jeux d’aventure à la LucasArts ou Sierra, des fictions interactives à la Infocom et des CRPG à la Bioware (époque Baldur’s Gate) . En tout cas, vous vous y promènerez comme dans un point and click, à explorer une carte en 3D isométrique en ramassant des objets. Souvent, vous dialoguerez comme dans un Planescape Torment ou un Fallout à l’ancienne. Imaginez un peu le meilleur de tout ça, dans un contexte de polar noir où vous incarnez l’archétype même du détective à peine fonctionnel, tant ses problèmes personnels sont nombreux et empiètent sur sa vie professionnelle. En fait, si vous avez joué à Under a Killing Moon ou à d’autres jeux de la série mettant en scène Tex Murphy, vous avez déjà tâté de cette ambiance.

Ce mélange déjà rare est ici bien réalisé. Mais ce qui le sublime, c’est ce petit aspect de RPG qui se traduit par l’existence d’une fiche de personnage, de quêtes, etc. C’est aussi de ce côté qu’on trouve l’ajout le plus inventif du jeu sans doute, le « Thought Cabinet » — qui sera peut-être traduit par « Placard à Pensées» —, nous y reviendrons.

La fiche de votre personnage

Vous avez beau incarner une espèce de Hunter S. Thompson tendance Bukowski, vous jouez le rôle d’un flic. Un flic de terrain. Et pour ça, vous avez autant besoin de jugeote que d’intelligence sociale ou de capacités physiques. Malheureusement, vous n’aurez qu’une partie de tout ceci.

Pour ne pas trop compliquer votre immersion et permettre un démarrage rapide, le jeu vous propose de commencer avec un archétype prédéfini parmi trois (intello, sensible, costaud), mais vous pouvez créer votre fiche personnalisée. Dans tous les cas, de nombreux points d’expérience durant la partie vous permettront de favoriser les « talents » que vous préférez.

Choix de l'archétype dans Disco Elysium.
Trois archétypes, ou… votre recette perso !

Alors, comment ça marche ?

Vous disposez de quatre attributs :

  • intellect (puissance cérébrale, capacité à raisonner) ;
  • psyche (sensibilité, empathie, influence) ;
  • physique (muuuuscles) ;
  • motorics (perception, adresse, précision)

De chacun de ces attributs dépendent six compétences, pour un total de vingt-quatre. Comme toujours dans ce genre de cas, certaines seront plus utiles que d’autres, mais le jeu est suffisamment riche et équilibré pour que chacune puisse briller à un moment donné ou au moins vous donner une occasion de rire un peu ici ou là !

Choix des compétences dans Disco Elysium.
Vingt-quatre compétences, ça vous ira ?

Prenons quelque exemples :

  • Sous Intellect, vous trouverez Logic (c’est logique) mais aussi Drama, qui vous permet de jouer la comédie ou de détecter les mensonges.
  • Sous Psyche, vous trouverez Empathy et Authority, dont les noms sont explicites, mais aussi Inland Empire, qui représente des réflexions internes parfois dingues, ou bien Esprit de Corps, qui vous connecte à la culture policière et à votre commissariat.
  • Sous Physique, vous avez l’Endurance mais aussi Shivers (vous connectant à la ville), Electro-Chemistry (lié aux substances étrangères) ou Half Light (l’intimidation physique).
  • Sous Motorics, on retrouve Reaction Speed, ainsi qu’Interfacing (utilisation des machines) ou Composure (posture physique et aplomb).

Si vous privilégiez Shivers et Half Light, vous voilà dans Sin City. Si vous maximisez Inland Empire et Electro-Chemistry, vous allez vivre un moment à la William S. Burroughs…

Oui, vous pouvez aussi jouer Hercule Poirot ou Dirty Harry.

Observer le monde, ou l’inventer

Je parlais de compétences, mais c’est presque une équipe de jeu de rôle que vous constituez au moment de créer votre personnage.

La masse de texte et de tests écrite pour ce jeu est énorme. En effet, nombre de ces vingt-quatre caractéristiques vont régulièrement intervenir durant les dialogues (ou les monologues intérieurs, nombreux). Parfois pour vous donner un indice ou une information supposée neutre, du genre : « Ah, on dirait que cette personne ment. » D’autres fois pour donner un avis inutile ou décalé, ou encore susciter une émotion. Pire, certaines de vos voix intérieures peuvent vous emporter dans des fantasmes profonds au sein desquels vous ne savez plus ce qui se base sur une once de réalité ou ce qui est complètement inventé.

En effet, si votre personnage a un gros score en Inland Empire, son monde intérieur sera aussi important, si ce n’est plus, que ce qui l’entoure. Vous interpréterez tout et n’importe quoi suivant des thèses qui viennent de votre inconscient. Un personnage misant sur Logic et Empathy serait peut-être un meilleur détective ! (Ou pas.)

Rassurez-vous, vous gagnerez beaucoup d’expérience pour améliorer vos compétences, et à côté de ça tous, les vêtements que vous dénicherez vous donnerons des bonus/malus à ce niveau. Ainsi, le nœud papillon vous procure +2 en Drama, tandis que le Polo blanc accorde +1 en Rhetoric tout en infligeant -1 en Empathy.

Inventaire et vêtements dans DIsco Elysium.
Pas de flingue, mais des fringues.

Les attributs, quant à eux, ne peuvent pas évoluer avec l’expérience, mais peuvent être temporairement boostés à l’aide de substances plus ou moins psychotropes (avec bien sûr un prix à payer).

Mais tous ces points d’attributs et de compétences, ça sert à quoi concrètement ? Je ne vais pas entrer dans les détails, mais disons qu’il y a un mélange de tests passifs et actifs qui vont aller chercher vos stats et s’en servir pour faire évoluer le cours du jeu. Une haute perception vous fera voir plus de choses dans le décor, par exemple. Et surtout, à de nombreux moments des dialogues ou autres scènes descriptives, des jets de dés sont effectués (deux dés à six faces). La somme de ces dés est ajoutée à la compétence testée, et si vous dépassez le seuil de difficulté attendu, l’action est réussie.

L’une des originalités de ce jeu, c’est que dans certains cas (pas si rares), réussir un test a des conséquences moins intéressantes que le fait de le rater.

Le placard à pensées

Lorsque vous évoluez dans le monde de Disco Elysium, des notions, concepts, idées viennent à l’esprit de votre personnage. Dans certains cas, cela peut lui donner une piste de réflexion sur laquelle il pourrait se pencher un peu plus sérieusement.

Vous disposez d’un certain nombre de cases de pensées dans lesquelles vous pouvez déposer ces idées en attente de germination. Pendant d’une telle idée mûrit, elle vous procure des modificateurs positifs ou négatifs temporaires. Le processus dure plusieurs heures (des heures dans l’univers du jeu), et à la fin l’idée est digérée, intégrée. Les modificateurs temporaires disparaissent et sont remplacés par des modificateurs permanents, qui peuvent être d’une toute autre nature.

Le placard à pensées dans Disco Elysium.
Les pensées se bousculent un peu…

OK, je sens qu’il faut prendre un exemple. Sans trop dévoiler, je vais donner les grandes lignes d’une pensée parmi d’autres.

Regular Law Official !

Cette pensée devient disponible si vous utilisez des phrases de dialogues soporifiques. C’est alors votre Drama qui va vous contacter et susciter cette pensée.

Si vous décidez d’intégrer cette dernière, un compte à rebours d’1 h 20 va commencer. Durant ce laps de temps, vous aurez -2 en Inland Empire (vous étiez trop dans les nuages, il faut remettre les pieds sur terre). Une fois le temps écoulé, la pensée fait partie de votre caractère et à la place du -2 en Inland Empire, vous avez -1 dans cette même compétence, ainsi que -1 en Shivers. En outre, vos limites de progression évoluent (en effet, le nombre de points que vous pouvez assigner à une compétence dépend de l’attribut lié).

Si certaines pensées intégrées ont des effets qui vous déplaisent (on ne sait pas à l’avance ce que ça va donner), vous pouvez les faire disparaître, mais cela a un coût (autant que pour gagner un point dans une compétence).

Immersion totale

J’ai beau écrire (ou peut-être parce que j’écris), je ne suis pas avide de jeux proposant de longs flots de texte. Surtout en langue étrangère, même si je suis plutôt à l’aise avec l’anglais (le jeu sera traduit, le jeu sera traduit, oui, oui). Je me suis fait violence pour celui-ci en raison des avis très positifs à son sujet, et en fait je n’ai pas eu longtemps à me forcer.

Déjà, c’est beau. Beau à voir, beau à écouter. Les quelques voix enregistrées sont superbes, les musiques sont magnifiques. Même les sons de l’interface, discrets, collent parfaitement avec le reste.

Les personnages sont presque tous compréhensibles, complets, logiques, souvent attachants. Ils sont très différents les uns des autres, mais on peut se prendre à en détester certain pour finalement les comprendre, ou au contraire à leur faire confiance pour rapidement reculer. C’est normal, me direz-vous. Dans la vie, oui, c’est normal. Dans un roman, c’est courant. Dans un jeu, c’est plus rare !

On est bien sûr ici dans le domaine du subjectif donc je ne vais pas m’y attarder. Le fait est que pendant les quelques jours qui m’ont été nécessaires pour finir le jeu, je n’avais qu’une hâte : reprendre ma sauvegarde pour replonger dans cet univers que je m’étais approprié. J’y étais, je le vivais. Et quand j’ai dû le quitter après ces vingt-six heures trop vite passées, je me suis senti orphelin.

Lorsqu’on arrive à la fin du jeu, plusieurs scènes fortes (certaines obligatoires, d’autres non) sont là pour vous achever émotionnellement. Malheureusement (enfin, heureusement ? là je sais plus), après un (voire deux, même si ça fait pas trop sens) climax puissants, le tout se termine avec un épilogue digne du retour dans La Comté du Seigneur des Anneaux. Une conclusion que beaucoup jugent décevante, mais qui n’enlève pas grand chose à la qualité générale du jeu et au voyage qu’il propose.

D’autant qu’un nouveau mode de jeu devient disponible : le mode Hardcore, encore plus difficile. Vous serez plus que jamais une loque humaine. Voilà une bonne raison de plus de rejouer l’enquête avec un personnage différent !

J’aimerais vous en dire plus. Vous détailler les scènes qui m’ont le plus marqué, celle qui m’a émerveillé, celle qui m’a poussé à reprendre une ancienne sauvegarde mais que « non finalement je veux garder la sincérité de ma partie avec ses erreurs ». Mais je ne peux pas, je me dois de m’en empêcher, et de vous laissez découvrir ce monde, ce pays, cette ville, ces gens, ces voix. Mes amis. Bientôt les vôtres.