Introduction

Cela fait quelques mois que j’ai mis les pieds dans l’univers de la fiction interactive et j’y suis arrivé avec mes bagages et mes propres obsessions. Sans m’étaler sur ma vie personnelle, j’ai habité plusieurs années dans différents lieux occupés, j’ai toujours vécu un mode d’existence communautaire, j’ai été très investi dans les différents mouvements sociaux et écologistes qui ont eut lieu en France, et, pour le dire poliment, je ne tiens pas en haute estime les gens qui nous gouvernent et la manière dont ils le font.

Si je raconte tout ça, c’est parce que je suis conscient que mon rapport au monde est en grande partie guidé par mes expériences de vie, mes convictions, mais aussi par mon genre, mon statut social, ma culture d’origine, mon état de santé… Ces éléments teintent ma manière de lire, d’écrire, de jouer et d’interpréter les mots et les récits. 

Symétriquement, ma façon de me projeter dans l’avenir dépend fortement de mon imaginaire au sens large. 

Partout le désastre

“Si crainte de l’avenir il y a, et c’est le cas pour beaucoup d’entre nous, celle-ci est alimentée par les multiples imaginaires qui nous traversent et nous impactent continuellement. Chaque jeu vidéo, chaque série, chaque film, manga, BD ou roman mais aussi chaque publicité, vidéo ou discours politique participent à nourrir notre imaginaire d’une manière ou d’une autre, consciemment mais surtout inconsciemment. On est pas seulement influencés par ces images on est aussi conçus et façonnés par elle, comme le disait Shakespeare dans la Tempête : nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes”.1

Dans sa thèse Apocalypse et fin du monde dans les séries télévisées américaines, Anne-Lise Melquiond analyse les séries sous l’angle de la fin des temps et de la catastrophe : 

“La représentation (…) de la catastrophe ne manifeste-t-elle pas de la conscience de la finitude de notre monde ? À travers l’analyse des caractéristiques propres aux séries apocalyptiques, on peut se demander comment survivre quand tout s’est effondré ? (…) L’antagoniste prend souvent la forme de robots humanoïdes, de zombies ou d’extraterrestres. Or, ces figures font écran à la menace réelle que connaît la Terre, à savoir le réchauffement climatique et l’ensemble des désastres industriels. Ne préfère-t-on pas imaginer la fin du monde plutôt que la fin du capitalisme ?2

Il est aisé d’appliquer ces considérations aux fictions interactives, qui nous proposent des futurs angoissants y compris parmi les plus populaires d’entre-elles sur itch.io : 

Scout : An apocalypse story – Anya-writes / catastrophe écologique
https://anya-writes.itch.io/scout-an-apocalypse-story
Goncharov 2073 – sweetfish / danger des Intelligences Artificielles
https://sweetfish.itch.io/goncharov
Report a problem – nick-solari / méga-corporations immorales
https://nick-solari.it-ch.io/report-a-problem
Dead Hand – damoch /guerre nucléaire
https://damoch.itch.io/dead-hand
Archivist – red-autumn / régimes autoritaires et autres dystopies
https://red-autumn.itch.io/archivist

L’imaginaire politique dans les jeux vidéo

John Crowley est écrivain de science-fiction et professeur de littérature et d’écriture créative à l’Université de Yale. Il écrit un article en 2008 dans la revue Critique Internationale intitulé L’imaginaire politique dans les jeux vidéo, et il y livre une analyse très intéressante à mon sens : 

“Une partie au moins de l’univers ludique comporte une dimension explicitement politique qui, loin d’être accessoire, contribue à structurer cet univers ; (…)  la présence d’un imaginaire politique ne caractérise pas un seul univers numérique, mais en irrigue plusieurs, aux propriétés contrastées.

Or, ce qui est frappant, c’est à quel point cet imaginaire est antidémocratique. Peu importe, à cet égard, que l’on privilégie le versant libéral de la démocratie, fait de droits individuels et d’équilibre des pouvoirs, ou son versant républicain, fait de patriotisme et de citoyenneté active : l’un et l’autre sont tout aussi absents. Les jeux de stratégie (démiurgiques) placent le joueur en position de pure verticalité par rapport aux personnages du jeu. (…) Les jeux de quête, quant à eux, se déroulent dans des univers empruntés aux genres familiers de la science-fiction ou de l’heroic fantasy, dont ils reprennent les éléments récurrents : anarchie postapocalyptique, oligarchie (souvent de caste), maillage de microdespotismes et/ou technodictature.

(…) L’ensemble de ces polarités crée un jeu d’oppositions structuré, caractéristique des univers ludiques analysés ici, qui désigne sans nuance la démocratie comme le règne de l’ennui. Que rien de grand ne puisse émerger en démocratie, ni homme, ni action, ni principe : voilà une critique, parfois génératrice d’une « haine de la démocratie », qui est aussi ancienne que la philosophie politique (…). Après tout, comme l’affirment certains joueurs, l’héroïsme imaginaire rend peut-être « l’ennui démocratique » supportable. Ce qui est sûr, c’est que la polarité entre héroïsme et ennui, que révèle l’analyse politique des jeux vidéo, témoigne d’un déficit imaginaire de la démocratie pour ce qui est de la grandeur.”3

No one is innocent

Parallèlement à la narration, c’est aussi dans la manière dont le game design a été conçu qu’on trouve des traces de ce qu’on pourrait qualifier de politique. C’est d’ailleurs ce que FibreTigre soutient au sujet des jeux de rôles puis des jeux vidéos (mais qui, une fois de plus, s’applique tout aussi bien à la F.I). : 

“Si on doit aborder la question politique dans le cadre d’une fiction, (…) il se trouve que tout jeu de rôle dispose d’un système de jeu, de règles, c’est à dire par exemple dans Donjons et Dragons (…) quand on prend les choses de loin c’est un JDR dans lequel on tue des gens pour devenir plus forts, pour tuer des gens plus forts. C’est le cœur du système d’une certaine façon, et quand on a ce système là forcément, le combat va être votre approche de résolution des situations. (…) Ce que je veux dire c’est que si on a l’ambition de raconter des choses qui sont autre chose que de tuer des créatures et bien il faut un système qui est adapté. (…) Ce que je veux dire c’est que le système n’est pas innocent, il transmet un message.” 4

“Il y a beaucoup de jeux qui tournent sur deux principes, qui à mon avis représentent l’Amérique, c’est le fait qu’on résolve les jeux par la violence, c’est à dire qu’on a une arme et on tue des gens avec (…) on tue quelqu’un, on a de l’argent, c’est quand même fou (…) et le deuxième truc c’est que les marchands sont invincibles. Il y a la sacralisation du marchand (…) et ça c’est vraiment le capitalisme : argent – sacralisation de l’argent et sacralisation de la relation avec les armes.”5

Ces propos sont appuyés par Alfie Bown, maître de conférences en médias numériques, culture et technologie : “La dimension technique du gameplay – sont tout aussi importantes que l’aspect narratif. Dans de nombreux jeux, comme Tropico 5 par exemple, il faut obéir à une optique capitaliste pour réussir. (…) Le jeu vidéo est profondément politique ».6

(En)jeux éthiques et marketing

Les créateurs de Life Is Strange 2 ont fait le choix d’aborder ouvertement les thèmes de la politique anti-immigration de Trump et plus largement de la violence aux États-Unis, non pas comme un élément décoratif, un simple background narratif, mais comme un sujet pour donner matière à réflexion aux joueurs, ce qu’ils justifient en ces termes : 

« Je pense que lorsqu’on crée quelque chose, c’est politique à tous points de vue parce que nous défendons certaines de nos propres croyances. Et parfois, le fait de décider de parler de quelque chose ou de ne pas parler d’un sujet est une décision politique en soi.”7

A l’inverse, Ubisoft se défend d’avoir une once de politique dans ses jeux8. Au sujet de Ghost Recon Breakpoint, Sébastien Le Prestre, développeur en chef, explique : « Nous créons un jeu, nous ne faisons pas de déclarations politiques. Nous nous sommes ancrés dans la réalité, et vous tirerez quelque chose de votre expérience – tout le monde tirera quelque chose de différent de son expérience. (…) Nous n’essayons pas d’influencer qui que ce soit ou de faire de la politique. Il s’agit d’un scénario hypothétique, c’est du Tom Clancy, c’est purement fictif ».

Alors, même s’il ne s’agit pas de F.I., penchons-nous sur le synopsis quelques instants:

En 2023, les meurtres politiques propagés par des drones de la firme du milliardaire Jace Skell se multiplient. Les joueurs explorent une île du Pacifique Sud appartenant au riche PDG de l’industrie technologique, qui a fait fortune grâce aux drones autonomes et à l’IA. Initialement intéressée par un site de test à distance pour ses drones autonomes, la société de la Silicon Valley a finalement transformé Auroa en son « Monde 2.0 », une utopie de haute technologie et de haute sécurité composée d’éco-villes durables et de recherches en robotique. Pas une once de politique donc?

Sans trop de surprise, Alf Condelius, directeur de l’exploitation pour Ubisoft Massive, précise lors d’une conférence « nous ne pouvons pas être ouvertement politiques dans nos jeux… si vous voulez toute la vérité, c’est mauvais pour les affaires, malheureusement ». 

Et lorsque le gouvernement bolivien exprime à Ubisoft son mécontentement quand à la manière caricaturale dont leur pays est représenté au sein du jeu Ghost Recon Wildlands, ceux-ci déclarent : “Bien que le scénario dépeint une réalité différente de celle qui existe en Bolivie aujourd’hui, nous espérons que l’univers du jeu sera proche de la magnifique topographie du pays ».

Capture d’écran réalisée lors du test du jeu-vidéo Watch Dog: Legion sorti le 29 octobre 2020 (Ubisoft).

Vous laisser tranquille?

De fait, depuis des décennies subsistent de nombreux débats autour de questions épineuses sur le lien entre jeu et politique : 

Est-ce que le monde du jeu vidéo (par extension de la fiction Interactive) devrait-être épargné par la question politique? La F.I. doit-elle rester de l’ordre du divertissement, de la rêverie, en somme un simple échappatoire au stress du quotidien? A l’inverse, peut-elle être un média permettant de sensibiliser les joueurs à des thématiques sociales et/ou environnementales? Est-ce que l’adoption de l’inclusivité par certaines franchises dans leurs schémas narratifs est le signe d’un véritable engagement ou un simple pinkwashing9 dans le but de toucher une plus large audience?

Pour avoir des pistes de réponses à ces diverses questions, je voudrais tenter d’esquisser une sorte de cartographie sauvage du paysage politique de la fiction interactive. 

J’ai donc essayé de séparer mes recherches en plusieurs parties, qui donneront lieu à une série d’articles dont voici un avant-goût (certains titres sont susceptibles d’être modifiés, et d’autres thématiques ajoutées) :

Dans ces articles, j’opère une distinction entre “la politique”, qui désigne la politique classique institutionnelle (le gouvernement, les partis politiques, les élections…), et “le politique” qui se réfère à la perspective selon laquelle toutes les relations et les aspects de la vie quotidienne sont influencés ou déterminés par des facteurs politiques. 

Comme je l’expliquais plus haut, cela signifie que même des questions apparemment apolitiques, telles que la culture, l’art, la musique, la sexualité, etc., sont en réalité façonnées par des forces politiques sous-jacentes.

En espérant que ces arpentages vous plairont, et à très vite !

  1.  « TOUT EST POLITIQUE, SURTOUT LA SCIENCE-FICTION » ↩︎
  2.  Anne-Lise Melquiond | HAR ou pour aller plus loin « Apocalypse show, quand l’Amérique s’effondre » d’Anne-Lise Melquiond | Le Club ↩︎
  3.  L’imaginaire politique des jeux vidéo | Cairn.info ↩︎
  4.  Conférence Twitch, JDR et Politique à la Twitchcon ↩︎
  5.  Fibre tigre – Fiction interactive par embranchements ↩︎
  6.  The PlayStation Dreamworld – Alfie Bown – Polity Press ↩︎
  7. Life is Strange shows why games should embrace not eschew political themes – Washington Post ↩︎
  8.  Ubisoft keeps pretending its political games don’t have politics in them – The Verge ↩︎
  9.  Pinkwashing est un mot-valise anglais qui désigne le procédé marketing utilisé par un État, organisation, parti politique ou entreprise dans le but de se donner une image progressiste et engagée pour les droits LGBT. ↩︎