Introduction

C’est assez étrange quand j’y pense, mais toute ma vie j’ai préféré garder une place de spectateur mi-envieux mi-distant vis-à-vis de ce qu’on pourrait appeler les “hobbys de geek”. Bien sûr dans ma jeunesse j’ai (mal) peint deux trois figurines Warhammer, acheté quelques decks de cartes Magic, jeté des dés lors de parties de Donjons et Dragons, mais en décrochant assez vite, sans m’impliquer dans tout ça corps et âme. Encore aujourd’hui, j’aime me tenir au courant des intrigues de mangas sans jamais les lire, découvrir des dramas au sujet de jeux vidéos auxquels je ne jouerai même pas et voir de loin les Pokédex se remplir de nouvelles créatures en considérant – comme tout bon trentenaire – que les 151 premiers Pokémons étaient vraiment les meilleurs. 

Vous allez me dire que le lien est ténu avec les Fictions Interactives, et c’est vrai POUR L’INSTANT, mais patientez un peu, j’y viens tout doucement.

Il y a un autre hobby geek dans lequel j’ai trempé un orteil : c’est le monde du jeu Grandeur Nature (appelé plus couramment GN). Pour ceux qui ne voient pas du tout de quoi je parle, il s’agit d’une expérience immersive qui mêle théâtre d’improvisation et jeu de rôle. Il existe une foultitude de GN différents qui varient en termes d’univers, de nombre de joueurs, de mécaniques de jeux, et pour ne pas rentrer trop profond dans le rabbit hole on peut schématiser tout ça en distinguant 3 grands courants : 

  • le GN théâtral qui privilégie l’interaction et les dialogues entre les personnages
  • le GN de bataille, basé sur l’action, dans lesquels les combats (simulés avec des armes factices) font avancer l’intrigue
  • le GN Nordique (mon préféré) : basé sur des pratiques expérimentales ou radicales et le souci d’une reconnaissance du grandeur nature comme une forme d’art

Ces derniers se focalisent sur des thèmes politiques et sociaux (utopies, actions humanitaires, manifestations publiques), des expériences physiques ou psychologiques brutales pour les joueurs (enfermement, privation, violence modérée, vie communautaire), des aspects immersifs très poussés (jeu permanent, interaction avec un public non-joueurs et non averti, jeu urbain), des outils technologiques innovants, des exigences sur la qualité de l’interprétation théâtrale (cours et ateliers préparatoires), des systèmes narratifs originaux…1

(à droite c’est moi, coucou !)

On dit Nordique, parce que ce sont dans les pays scandinaves qu’on a commencé à intellectualiser un peu tout ça dans des conventions très sérieuses (la plus connue étant Knutepunkt qui se tient chaque année depuis 1997 et qui produit d’excellentes brochures théoriques sur les GNs).

C’est lors d’une de ces conventions, la Larpwriter Summer School de 2012, que sera imaginé un outil : le Mixing Desk of Larp. Autrement dit : la Table de Mixage du GN. Si ça vous intéresse, voici le lien d’un article en français sur le site Electro-GN.

La Table de Mixage de la Fiction Interactive

L’idée principale de cette table de mixage est qu’être un Game Designer, c’est comme être un technicien contrôlant les lumières ou le son d’un concert ou d’une représentation théâtrale. À sa disposition, le technicien dispose d’un ensemble de curseurs (faders en anglais) qui lui permettent d’augmenter ou de diminuer la quantité de lumières de différentes couleurs, le volume de fréquences sonores spécifiques ou autres. Ces curseurs peuvent être réglés vers le haut ou vers le bas, ajustant ainsi la quantité de ce qu’ils contrôlent et affectant la performance.

Une table de mixage
Modélisation 3D de la table de mixage
AllenHeath Dlive par Dmytro Shuper

De la même manière, un Game Designer peut ajuster les curseurs de sa propre table de mixage, modifiant ainsi le jeu qu’il est en train de concevoir. Vous pouvez augmenter le nombre d’embranchements, ajouter une pincée d’aide pour les puzzles, modifier la responsabilité du processus de création des personnages ou introduire des éléments non-textuels pour renforcer une atmosphère particulière. Tous ces ajustements auront des effets sur le jeu que vous écrivez, et l’ajustement de ces curseurs peut vous aider à clarifier vos objectifs au moment où vous écrivez votre Fiction Interactive, ou encore vous servir de grille d’analyse lorsque vous testez des jeux.

J’ai donc essayé d’imaginer une Table de Mixage des Fictions Interactives avec les curseurs que j’ai choisi, ainsi que des descriptions détaillées pour chacun, incluant les positions maximales et minimales. Pour la plupart des curseurs, ces positions extrêmes restent des concepts théoriques, probablement impossibles à atteindre en pratique, mais elles servent à illustrer les possibilités qu’un concepteur peut envisager.

  1. Style de Jeu : Parser / Choix Multiples
    Est-ce que votre jeu est un analyseur syntaxique (qui suppose d’écrire des phrases), un jeu à base de liens sur lesquels cliquer ? Peut-être un hybride de tout ça ?

    Comme l’a fait remarquer filiaa en relisant l’article, « beaucoup de FI sont à une extrémité ou l’autre, il y a quelques FI qu’on peut conceptualiser comme entre les deux (par exemple, celles qui sont tagguées « CYOA with a location based model » utilisent le choix multiple comme mode d’interaction, mais peuvent avoir une conception assez proche de nombreux jeux à parser (je vais à un endroit, je fais des actions dans cet endroit type prendre un objet, puis je vais à un autre endroit, éventuellement utiliser le dit objet, etc.), il y a aussi des jeux principalement à parser qui proposent des choix multiples dans certaines situations, par exemple pour les dialogues), et il y a aussi des jeux textuels qui ne tombent pas du tout dedans, type Le héros dont vous êtes le livre ou Cher journal. »

    Pour autant, j’ai choisi de laisser ce curseur parce que ce cas de figure illustre bien la complexité que revêt un outil en apparence aussi simple, et la densité des réflexions qu’il permet d’amener.
  2. Structure Narrative : Linéaire / Non-Linéaire
    Votre FI est-elle plutôt pensée comme un couloir dans lequel vous souhaitez garder le contrôle sur le récit ou au contraire possède-t-elle plusieurs dizaines, centaines d’embranchements et variables ?

    Vous pouvez retrouver l’excellent article de Nighten sur les types de structures narratives juste ici !
  3. Scénographie : Immersive / Minimaliste
    Quel est le degré de détail de ce qui entoure le joueur ? Est-il possible d’interagir avec tout ? Ou au contraire seuls les éléments importants au déroulement de l’intrigue sont-ils mentionnés ?
  4. Réalisme : Simulationisme / Ludisme
    Est-ce que vous souhaitez privilégier des actions au plus proche du réel (par exemple, lorsqu’on veut sortir d’une pièce, doit-on préciser qu’on place notre main sur la poignée et que l’on pousse la porte ?). Au contraire est-ce que vous acceptez les commandes même vagues, quitte à tolérer des ellipses ? D’un point de vue plus narratif, est-ce que si le joueur incarne un personnage féminin dans un univers médiéval historique, il aura le droit de porter les armes, ou rencontrera-t-il des blocages ?
  5. Création du personnage : Joueur / Game Designer
    Est-ce que le personnage joué est imposé ? Est-il choisi parmi une liste ? Peut-on le personnaliser ? Le fait de choisir son nom ou son genre influe-t-il sur l’histoire d’une manière autre que cosmétique ? Et ce personnage, est-ce qu’il dispose d’une histoire riche, est-il ancré dans un contexte, est-ce qu’il a des traits de personnalité spécifiques, ou au contraire est-ce qu’on incarne un protagoniste silencieux, hors sol, une feuille blanche dans laquelle on peut se projeter ?

    Pour approfondir le sujet, filiaa nous invite à lire l’article de Bruno Dias dans Sub-Q au sujet de l’intériorité des personnages dans les FI2. L’article explore la manière dont l’écriture interactive gère l’intériorité des personnages par rapport à la prose traditionnelle. Alors que la prose peut directement exposer les pensées des personnages, la FI doit souvent recourir à des stratégies alternatives. Brunos Dias distingue trois modèles d’interaction entre joueur et personnage :

    Inhabitant (Habitant) : Le joueur définit entièrement la personnalité du personnage à travers ses choix (ex : RPGs, Choice of Games).

    Actor (Interprète) : Le joueur ne change pas les actions du personnage, mais choisit leur signification ou leurs motivations (ex : The Baron).

    Guide (Guide) : Le joueur suggère des actions à un personnage distinct de lui, qui peut les commenter ou les refuser (ex : Monkey Island).
  6. Secret de l’intrigue : Opaque / Transparente
    Le joueur connaît-il les conséquences de ses choix et les éléments narratifs en dehors de sa perspective ? Est-ce que les impacts narratifs ou les objectifs restent cachés ou est-ce que les choix et leurs résultats sont explicitement présentés ?
  7. Représentation : Métaphorique / Réalisme
    Le monde de la FI est-il représenté de manière réaliste ou abstraite ? Est-ce que le jeu utilise des éléments symboliques, métaphoriques ? Ou cherche-t-il à refléter fidèlement des environnements crédibles ?
  8. Mécaniques de jeu : Nombreuses & Complexes / Rares & Simples
    Est-ce qu’il existe des points de vie, des pouvoirs spécifiques, des énigmes à résoudre ? Ou au contraire est-ce que tout est centré sur le récit ?
  9. Difficulté : Punitif / Indulgent
    Est-ce que le moindre mauvais choix est fatal ? Peut-on perdre ? Est-il possible de changer d’avis ? Les dangers sont-ils prévisibles ? Existe-t-il un mode « randonnée » qui permet de jouer sans jamais prendre de risques ? Existe-t-il des indices pour aiguiller les joueurs ?

    Pour vous aider, la Cruelty Scale3 est un système de classification créé par Andrew Plotkin pour évaluer la difficulté qu’un jeu de fiction interactive impose au joueur pour progresser face aux obstacles en jeu. Cette échelle comporte cinq niveaux, chacun décrivant la manière dont un joueur peut être bloqué ou échouer dans le jeu

    Merciful (Miséricordieux) : Le joueur ne peut ni mourir ni se retrouver bloqué. Le jeu est toujours gagnable et aucune progression ne peut être définitivement perdue.
    Exemple : Le joueur passe devant une clé, traverse un pont jusqu’à une porte verrouillée. Il peut revenir en arrière pour récupérer la clé manquante.​

    Polite (Courtois) : Le joueur peut mourir, mais ne peut pas se retrouver bloqué. Le jeu est gagnable tant que le joueur dispose d’au moins une sauvegarde, bien que certaines progressions puissent être perdues en cas de décès du personnage.​
    Exemple : Le joueur passe devant une clé, arrive à un pont instable. S’il le traverse, le pont s’effondre et le personnage meurt. Il est impossible de sauvegarder dans une situation bloquée ou rendant le jeu injouable.​

    Tough (Difficile) : Le joueur peut se retrouver bloqué, mais cela est évident à l’avance. Le jeu est gagnable en sauvegardant à des points évidents.​
    Exemple : Le joueur passe devant une clé, arrive à un pont avec un avertissement d’instabilité. S’il le traverse, le pont s’effondre et le joueur est bloqué devant la porte verrouillée sans la clé. Sauvegarder à ce stade rendrait le jeu injouable.​

    Nasty (Méchant) : Le joueur peut se retrouver bloqué, mais cela devient évident après coup. Le jeu est gagnable en sauvegardant fréquemment.​
    Exemple : Le joueur passe devant une clé, traverse un pont sans avertissement. Si le pont s’effondre de manière imprévisible, le joueur est bloqué. Cela est évitable en sauvegardant fréquemment avant de traverser le pont.​

    Cruel (Cruel) : Le joueur peut se retrouver bloqué, et cela n’est pas évident même après coup. Le jeu est gagnable en sauvegardant de manière arbitraire sur plusieurs fichiers.​
    Exemple : Le joueur passe devant une clé, traverse un pont. S’il le traverse et voit la porte verrouillée, un voleur vole silencieusement la clé sans en informer le joueur. Le joueur est bloqué à ce stade, mais cela n’est pas évident et il est facile de sauvegarder après être déjà bloqué.
  10. Immersion Narrative : Émotionnelle / Fonctionnelle
    Est-ce que votre objectif est de faire ressentir des émotions, et si oui quelles sont-elles ? Au contraire, est-ce que vous souhaitez vous centrer sur un jeu de logique, dans lequel le pathos n’intervient pas ?
  11. Temporalité : Temps réel / Progression Libre
    Est-ce qu’il y a un compteur de tours ? Un compte à rebours ? Le jeu inclue-t-il un système d’horaires, de jours ? Est-ce que les personnages changent d’emplacement en fonction du temps dans le jeu ?

Ce qui compte, c’est vos curseurs !

Vous l’aurez compris, cet outil n’a pas pour vocation à être exhaustif, et les curseurs que je vous ai proposés peuvent largement être améliorés et affinés. Il est pensé pour être réapproprié alors n’hésitez pas à ajouter ou à supprimer des curseurs en fonction de leur pertinence vis à vis de vos projets. Vous pouvez même créer votre propre table de zéro avec le lien suivant.

  1. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jeu_de_r%C3%B4le_grandeur_nature ↩︎
  2. https://sub-q.com/making-interactive-fiction-interiority ↩︎
  3. https://www.ifwiki.org/Cruelty_scale ↩︎